Ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Tout ou presque a été dit sur Wong Kar-wai, sur son cinéma tellement inspiré et inspirant, sur cette lenteur fascinante qui sait susciter l’émoi de qui veut bien s’abandonner à sa caméra. En temps normal, ce cinéma me conduit lentement dans les bras de Morphée, mais le sien me retient prisonnier par une intense beauté que j’ai tant de mal à comprendre et donc à expliquer. Une beauté de l’image évidemment, une beauté des acteurs qui, outre leur talent, promènent la plupart du temps un charisme infini, une beauté musicale qui a su trouvé son apogée avec In The Mood For Love et enfin la beauté des histoires, toujours d’amour, souvent de désamour, de femmes lascives et d’hommes au pouvoir de séduction incontrôlé.

Yuddy est un très bel homme au charme surnaturel, il en use et en abuse sans vergogne sur nombre de femmes qu’il croise, nouant histoires d’amitié, d’amours platoniques ou d’autres plus mouvementées. La seule femme à laquelle il offre un semblant de fidélité lui sert de mère de substitution, mais refuse obstinément de lui révéler le nom de sa mère biologique. Puis débute une amitié avec Su, superbe serveuse qui, au gré des hasards du temps, finit par l’obséder plus que lui-même ne l’aurait voulu, jusqu’à ce que sa vie ne devienne un immense paradoxe entre une histoire d’amour qui le possède malgré lui et sa volonté de préserver un mode de vie qui semble lui donner satisfaction : pas de travail, un peu d’alcool et beaucoup de femmes.

Je ne cesserai jamais de dire à quel point Wong Kar-wai est devenu pour moi le plus grand metteur en scène de sa génération qui, lorsqu’il maîtrise comme ici sa narration, sait toucher la perfection du bout du doigt. Sa volonté et sa capacité de métamorphoser chaque plan, chaque séquence en un tableau qui sait allier souci du détail et beauté de l’ensemble tiennent de l’irréel. Cet aspect de son travail a été, jusque-là, toujours plus fort que ma prédisposition à m’endormir devant les œuvres les plus passives. Car dans ce film peu de mots, peu ou pas de déclarations d’amour, on n’hésite pas par contre à se lancer de la haine ou de la colère à la figure. Mais Wong Kar-wai prend son temps, pose sa caméra sur les visages et les regards, travaille plus dans la suggestion et moins dans la démonstration, fait parler son film plus par sa caméra que par la bouche des acteurs. Chaque travelling, chaque gros plan à quelque chose à dire, à expliquer, a une pièce à apporter à l’histoire.

Il faut reconnaître la qualité du langage corporel que Wong Kar-wai laisse transpirer sur sa pellicule, qu’il passe par des plans rapprochés et prolongés sur les expressions du visage, des lèvres et des regards, par des poses alanguies sur un lit, par des mouvements de tête, le corps s’exprime magnifiquement et est magnifié par un cadrage hors norme. Cette sensualité qui s’en dégage captive autant qu’elle fait passer une chaleur parfois moite, rehaussée par un travail sur la lumière (ou l’absence de lumière) qui ajoute une touche d’intimité à presque toutes les scènes. Ces corps sont ceux de Leslie Cheung, Jacky Cheung et d’une divinité devenue mortelle pour apporter à l’humanité la grâce et la beauté des dieux, Maggie Cheung, toujours admirablement belle alors qu’habillée ici de vieilles nippes tout juste digne d’un film sans budget, mais tout à fait digne de la mode du commun des mortels dans l’Empire du Milieu. La beauté et la grâce sont d’un tel naturel chez elle qu’il est impossible de les effacer, quand bien même elle jouerait une indigente habillée de toile de jute.

C’est d’amour dont il est question ici, entre les personnages bien sûr, le plus délicat, beau et intense. Entre Wong Kar-wai et nous, histoire d’amour teintée d’admiration et de gratitude. Toute sa maîtrise d’un art complet et complexe prend ici des proportions qui présageaient déjà de son chef-d’œuvre que serait In The Mood For Love. On aime ce tableau si rempli de l’intensité d’histoires d’amours déçues, cette mère qui refuse son fils, cette femme amoureuse et rejetée, cette femme aimée et qui finit par rejeter et enfin Yuddy qui tente d’aimer mais reste effrayé par la vérité de ce sentiment qui signifie que l’on finit par appartenir autant à l’être aimé qu’à soi-même. Un film d’une puissance évocatrice rare et d’une sensualité incendiaire qui rappelle la saison humide sous les tropiques, lorsque la chaleur écrasante s’ajoute à une humidité brûlante et que l’amour devient un besoin physique autant que moral, lorsque la chaleur du sentiment engendre l’humidité des corps avides.
Jambalaya
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le 21 janv. 2014

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Jambalaya

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