L'insoutenable légèreté de l'être

Dès l’ouverture de Nostalghia Andrei Tarkovski présente deux mondes disparates : la campagne russe et son somptueux sépia face aux luxuriantes prairies de l'Italie. Une opposition forte de sens, qui accentue le contraste entre les divergences du corps et de l’esprit d’Andrei. Dans Nostalghia, il n’est que l’ombre de lui-même. La beauté des décors, la pâleur des paroles l’écœurent au plus haut point. Ce ne sont pas des symptômes mais une véritable maladie.


Celle du cœur, de l’âme qui divague et sombre dans le désespoir. D’un homme, d’un réalisateur en plein marasme qui doute du bien fondé de tout cet appareillage, de cette envie d’échapper à la censure, les désillusions de cet art qui demande des sacrifices émotionnels désastreux quitte à perdre les siens. De tout cet investissement qui se dérobe devant ses yeux.


Sa flamme a disparu, éteinte par la nostalgie. Un virus qui le consume à petit feu. Pourquoi tant d’efforts ? La définition même de son travail se dissipe de ses cendres. Car oui, Andrei Tarkovski voit en son art une énergie vectrice d’une spiritualité ineffable presque disparue dans le monde technologique d'aujourd'hui et son détachement inéluctable à la nature. D’ailleurs si Andrei Tarkovski nomme son double Andrei, il n’y a pas de coïncidence : le réalisateur est le personnage de ce film. En tout cas, par les émotions.


Le réalisateur a toujours mis une part de lui dans ses films : son mimétisme artistique avec Andrei Roublev, ses résonnances mémorielles avec Le Miroir et ses concomitances spirituelles avec le Stalker. Mais cette fois ci l’identification se veut fantomatique voire mortifère. Il est Andrei : un homme sur la brèche. Chaque plan discerne cette perdition, ce mal être nonchalant, cette absence soudaine de continuer. Andrei Tarkovski quitte la Russie et tourne alors en Italie. Mais son pays natal lui manque. Son corps végète en Italie et son cœur diverge vers la Russie.


Se noue alors une disparité qui ne peut s’évacuer par le temps, ni par l’espace. Le temps a toujours été une thématique importante du réalisateur : saisir le moment, l’opportunité du rythme et d’une émotion. Mais Nostalghia apparait comme insensible à cette construction : le temps n’a plus d’importance, les plans immobiles se figent, la lenteur se fait encore plus tranchante, plus défaillante dans son étirement. A aucun moment Nostalghia est régi par la volonté de suivre un récit stable. La dynamique est exploratoire et est faite de rencontres qui fragmentent la montée vers une paix intérieure.


Andrei Tarkovski radicalise sa narration et s’inscrit dans les pérégrinations de l’incommunicabilité de son personnage : en ce sens, pour moi, Nostalghia est à Tarkovski ce qu’est Knight of Cups à Malick, un chemin de croix qui exhorte la fluidité de son montage et la magnificence de ses plans par la représentation d’une émotion spectrale, repoussant alors les limites émotionnelles de son cinéma. L’expression d’un cinéaste et la retranscription d’une poésie intérieure qui vire à l’hémorragie. Un choix cornélien car très difficile à filmer. Mais fascinant d’un bout à l’autre.


La détresse s’épuise d’elle-même dans des ressorts narratifs et visuels qui virent à l’introspection. L’univers figuratif n’est qu’un brouillard qui s’étiole dans l’esprit d’Andrei. Lors d’une discussion avec Eugenia, son interprète, Andrei voit la communication se muer par l'abolition des frontières : thème exploré de façon similaire dans les précédents films de Tarkovski, Solaris et Stalker. Cependant, alors que Kris ou le Stalker coexistaient dans un domaine métaphysique entre la réalité et la conscience, Andrei est profondément conscient de sa séparation physique avec sa lointaine patrie bien-aimée qui consomme ses pensées et son désir inné de trouver l'unité intérieur en Italie. L’ironie de la chose veut que les actions deviennent inverses à ses propres réflexions sur l'abolition des frontières au vue de la création d’obstacles artificiels qui le poussent à s'isoler de sa réalité physique.


Alors qu’il parcoure l’Italie pour retracer la vie d’un musicien russe, le fatalisme guide les pas plombés de celui qui ne semble pas prendre la mesure de ce qui l’entoure sachant que le compositeur russe en question, Pavel Sosnovski, s’est lui-même suicidé suite à son amour à une esclave. Andrei Tarkovski, comme dans Stalker, change de densité chromatique lors des songes et achemine un sentiment omniprésent de mélancolie : Andrei devient profondément aliénée par le souvenir de sa belle compagne Eugenia, sa famille, son pays, et même lui-même. Ces songes qui semblent si lointains, un monde évaporé sous ses pieds. Andrei Tarkovski est assailli d’images comme l’était Ivan, garçon de son premier film : il veut être libre mais est emprisonné par ses souvenirs.


Alors qu’Eugenia tente de l'engager dans une conversation sur Arseni Tarkovski (le père de Tarkovski) et la poésie, Andrei rejette le livre, et éructe par le raisonnement que le simple fait de la traduction des poèmes fait perdre les nuances de la langue maternelle, montrant l’insociabilité d’Andrei. Même sein nu, enviable dans sa féminité la plus pure (divine Domiziana Giordano), Andrei la délaisse sans dire un mot : scène dans laquelle elle livre un monologue désabusé qui suggère l’antipathie et le dégoût qu’elle a pour la lâcheté d’Andrei. Révélateur de son état psychologique, la seule personne qui fait susciter l’intérêt d’Andrei est Domenico un fou qui aurait enfermé sa famille pendant sept ans parce qu'il pensait que l'apocalypse allait venir.


Peut-être le film le plus opaque de Tarkovski, Nostalghia est néanmoins l'un de ses plus personnels. Non seulement les propres sentiments de Tarkovski au sujet de quitter la Russie et sa famille se reflète dans Andrei, mais un autre côté de lui se symbolise dans Domenico. Lorsque Andrei visite la maison de Domenico, un espace bombardé par la boue et l’eau (récurrence chez Tarkovski), Domenico prend une bouteille d'huile d'olive, verse deux gouttes dans sa main, et énonce que l’addition de deux gouttes forme une seule goutte. Andrei et Domenico sont les deux faces de la même médaille : l'artiste et le fou se comprennent parce qu'ils font partie de la même personne.


En substance, ce voyage est un pèlerinage personnel pour trouver l'unité en lui-même face à cet abandon affectif, la perte de l'identité culturelle, l'aliénation et la nécessité artistique. La scène finale étonnante montre Andrei au premier plan et sa coexistence éthérée entre les deux mondes : comme la ferme russe devient encapsulé dans les parois arquées d'une cathédrale romaine. Il est à la fois idéalisé que les couleurs douces du paysage russe imprègnent maintenant les rues italiennes. Où l’esprit et le corps ne font plus qu’un par l’intervention du feu sacré.

Velvetman
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le 27 juil. 2016

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