Article original sur LeMagduciné


Paradoxale est la cohabitation de la mise en scène de Carlos Reygadas, immense, ésotérique et remplie d’idées sensorielles parfois incongrues, avec l’intimité minuscule et humaine du sujet: celle du couple. Mais ce couple, qui semble si harmonieux au tout début, comme le montre son opulence sociale, matérialise parfaitement les qualités et stigmates de Nuestro Tiempo: l’égo de son cinéaste.


Nuestro Tiempo est un enclos déroutant, tempétueux et ambitieux par sa grandiloquence esthétique et philosophique, pensant tout contrôler et savoir mais qui malheureusement, était basé sur des fondations assez frêles et dévastatrices. Le film dure 3h, et fait rencontrer l’infiniment grand et l’infiniment petit, éblouit par ses incursions documentaristes et naturalistes tout comme le faisait Terrence Malick dans Voyage of Time. Une mosaïque d’images qui marquent les esprits par leur évocation quasi mystique: de simples plans, en grand angle, Carlos Reygadas en fait des portraits de grands peintres: comme ce jeune torero qui s’entraîne avec un taureau ou l’une des premières apparitions d’Esther, de dos, parlant dans un talkie walkie.


Cependant il questionne avec intelligence l’idée même de l’individualité dans un couple, dans un environnement qui nous dépasse et le libre arbitre de nos actes et leurs conséquences. Nuestro Tiempo, c’est la vague histoire d’Esther et Juan, mari et femme: elle s’occupe d’un ranch dans les belles et incroyables plaines mexicaines; et lui est un poète reconnu et s’occupe par la même occasion des bestiaux du ranch. Couple singulier, qui s’avère être une relation libre où chacun peut papillonner de son côté et coucher avec n’importe qui, mais toujours dans l’idée du partage et jamais dans le mensonge. Sauf qu’un jour, Esther flirtera avec un jeune dresseur de chevaux sans qu’elle ne le dise réellement à Juan. De ce postulat, le réalisateur de Post Tenebras Lux commence sa mission « démolition ». Que ce soit par le biais d’engueulades intimes, de caresses infortunes, de sms envoyés à la sauvette, de levrettes dans de petits hôtels d’autoroutes ou de diners en famille, il ne cessera de filmer la dégringolade d’un couple qui ne se comprend plus et dont le « processus personnel » de chacun est voué à bifurquer vers d’autres voies. Mais à l’instar de Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, Carlos Reygadas est autant intéressé par la question du couple en tant qu’ensemble qu’à l’égo de chacun, et notamment cette fameuse masculinité toxique voire contagieuse, avec comme conviction principale: cette obsession pour la possession et le contrôle. Car cette relation n’était qu’un petit écran de fumée: tant que Juan contrôlait et savait les choses, il avait les cartes en main et laissait faire sa compagne. Mais sa jalousie maladive va prendre le dessus, dans des proportions très malsaines, comme celle d’espionner sa femme en plein ébat torride avec l’un de ses amants, son complice.


Car au delà même du couple et de sa résilience, Carlos Reygadas avec son égo de cinéaste, tente de parler du rapport homme/femme, un rapport conflictuel mais surtout marqué par l’emblème de la domination. Pendant ces 3h, qui n’évitent pas quelques longueurs, une narration d’auteur quelques fois poseuse, et une dialectique démonstrative faite de voix off un brin répétitives, mais aussi et surtout des tableaux paysagistes incroyables, Reygadas plonge à corps perdu, avec un brillant mixage de son et d’images, dans la description éreintante de l’opposition entre deux personnes, opposition presque primitive, à l’image de cette volonté qui consiste à juxtaposer la liberté physique et charnelle de sa femme face à son enfermement psychologique à lui, qui n’est autre qu’une tempête sous un crâne.


C’est un film qui parle de cette soumission et voit la masculinité, virile ou non, comme une sorte de marionnettiste envieux et sournois, manipulateur, notamment lorsque Juan demande au jeune dresseur de chevaux, de se comporter comme Juan le voudrait avec Esther. L’amour, le rapport à l’autre, le masculin comme mal, est le cœur même d’une œuvre qui tente de répondre à ces questions par le prisme de l’intime mais aussi à plus grande échelle, en faisant de Nuestro Tiempo un film monde où l’antre de ce ranch, un havre de paix symbolique, est une porte ouverte à la violence d’un monde mutant, animal et fait de pulsions nocturnes. Nuestro Tiempo tergiverse par moments, semble prendre des décisions vouées à l’échec, mais reste une œuvre fascinante par ce qu’elle dit sur nous-même et sur le cinéaste.

Velvetman
8
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le 12 févr. 2019

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