Oeuvre somme et synthétique, Nuestro Tiempo est le plus long film de son auteur, et peut-être aussi son plus ouvert, son moins radical formellement car plus varié. Déjà, il s'ouvre sur une séquence ahurissante de beauté, une scène qui pourrait très bien être un court-métrage en soit, une sorte de version diurne de l'intro (déjà magnifique) de Post Tenebras Lux, mais avec plus de monde, encore plus de générosité dans le geste et un élan universaliste rare. Cette façon de filmer la jeunesse aux prises avec le vivant, le cadre, le temps, tout cela est d'une force et d'une sensualité sans pareil. Il y a une réelle ambition derrière chaque plan, et en même temps une volonté de capter le plus insignifiant détail du sol craquelé, de la boue avec laquelle les enfants jouent, de l'eau qui dilue le tout ! Reygadas a toujours su capter authenticité de ses enfants dans ses précédents films, ici il réitère mais avec toutes les tranches d'âge, pour livrer une sorte de scène-matrice totale qui engloberait le reste du film. Un monde simple et sauvage, rude et doux, où les enfants se chamailleraient sur les bateaux de fortune, et où un combat fille/garçon finirait dans un chaos terrible, comme métaphorique des luttes à venir. Encore plus que dans ses précédents films, le regard du réalisateur se met à hauteur d’adolescent, il s'intéresse à tous ces détails qui font le sel de la vie, à ces sensations qui nous submergent, à cette concentration des données intimes, n'oublie pas de focaliser le regard sur le centre du plan, quitte à flouter tout le reste. On vit avec eux, on grandit avec eux, on est eux.
Il doit bien avoir un pan entier de cinéma à aller chercher dans cette séquence inaugurale.


Globalement, tout ce qui concerne le cadre extérieur dans le film est très réussi d'ailleurs, le ranch en premier lieu. Les taureaux sont très impressionnants par exemple et sont (eux aussi) très bien filmés, dans leur violence forcément, mais aussi dans leur rares moments de contemplation. On peut sentir à quel point ces animaux sont respectés, craints et admirés. Les combats de taureaux, sorte d'héritage espagnole influencé par la sauce rodéo et cow-boys des USA, où l'on essaie tant bien que mal de maîtriser ces bêtes a un côté à la fois dérangeant et fascinant. Le film ne cache pas la brutalité des combats, il en fait au contraire un outil narratif pour préparer les failles des personnages et aussi dégager un sentiment d'hyper-réalisme et ancrer la communauté qui est filmée dans un tout plus vaste encore.
Dans le genre scènes qui marquent et que l'on pourrait presque dissocier du reste, il y a ce concerto pour timbale qui ponctue le début du film. Là encore une annonce des tourments qui vont arriver sur le couple, filmée avec un montage sec, une attention aux corps et aux gestes que l'on ne connaissait pas du réalisateur. Une séquence très forte, notamment parce qu'elle joue sur les contrastes avec le rythme des précédentes et qu'elle renvoie à d'autres scènes plus tard. Le film est ainsi chargé de moments quasi incongrus, il démultiplie les portes ouvertes, et il a bien raison.


Nuestro Tiempo est riche, bourré d'idées et de sincérité je le pense, mais il est certain que Reygadas a d'avantage de talent (et peut-être aussi d'envie) de filmer des adolescents ou des animaux dans un paysage qui les fait évoluer, plutôt que des adultes moroses, hystériques et déprimants qui se cherchent et semblent aller droit au mur. Les passages de Post Tenebras Lux ou de Lumière Silencieuse sur le couple en crise paraissent désormais bien maigres comparés à ceux de ce film. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose, mais ce n'est clairement pas ce qui m'intéresse le plus dans le cinéma, encore moins chez ce réalisateur.


La complexité des relations amoureuses dans le film est bien là (monologues existentiels de la femme assez beaux, quoique trop froids et étiré), et on évite une grande partie des scènes obligatoires liées aux triangles amoureux. Il y a aussi la mise en scène moins démonstrative qui permet d'éviter de nous infliger des conversations parfois convenues de plein fouet, et un attrait pour filmer le minuscule ou le caché, aussi incongru soit-il, afin de détourner le regard vers des éléments plus sensoriels. Ainsi les scènes de sexe sont très sensuelles, car elles sont justement occultées en partie dans le champs et que les corps sont filmés comme des chairs à l'abandon, ou bien même assimilées à un moteur qui ronronne au creux d'une voiture. Ses idées de rapprochements entre les éléments permettent au film de largement tenir sur la durée, alors qu'au final, les questions soulevées sont les mêmes : est-ce que la femme peut tomber amoureuse une seconde fois sans laisser de côté son mari ? Est-ce que mettre fin à tout rapport physique dans une relation la condamne forcément ? Est-ce que l'on peut diviser passion et relation durable ? Ect...


Les questions ne changent pas mais le monde contemporain fait que le mari accepte de voir sa femme dans les bras d'un autre, et qu'il assume cette situation avec ses amis, mettant en jeux sa place d'homme dans la société, sa virilité forcément. Virilité qui d'ailleurs est sans cesse mise en avant comme protection des hommes dans le film, jusqu'à une forme de dégoût pour les femmes bien régressif qui fait forcément écho à la culture très machiste du Mexique. Même le personnage principal, Juan, pourtant poète et cultivé, n'est pas épargné par ce comportement avec les autres hommes, il ne peut s'empêcher de jouer au dur assez pathétiques, et c'est au final Ester, la femme qui aura le dernier mot (et pas des moindres !). Même si Carlos Reygadas s'est assuré un des premiers rôles, il n'en a donc pas non plus oublié de prendre une distance avec son personnage, voire d'en faire une figure malade du contemporain et un personnage moralement ambiguë. Adorable et à l'écoute avec ses enfants, désagréable et sourd avec sa femme. Cette dernière d'ailleurs, Ester, n'est pas en reste : elle semble très peu préoccupée par sa vie de famille, part sans cesse en ville, quitte à la délaisser totalement. Sa souffrance, plus sourde et mystérieuse, la préserve en partie de l'angoisse qu'elle vit avec son mari.


Vers les deux-tiers, il y a un plan de transition superbe sur une simple porte de hangar où des chiens postés en garde se couchent les uns après les autres dans la langueur d'un après-midi. Les gens passent et repassent par la porte, le plan continue toujours, et puis une musique commence, la voix-off de la fille de Reygadas nous expose ce qui se trame dans la tête des personnages. Les protagonistes ont compris qu'ils ne pourraient plus s'expliquer sereinement en parlant de vive voix, alors ils s'écrivent, sans cesse, messages, mails, lettres... et leurs mots sont dits avec un constant déphasage.
Le film gagne alors un autre rythme, plus lent et mesuré, où les voix off se succèdent dans les airs (séquence où l'on survole Mexico, impressionnante là aussi), mais perd alors la force vitale des débuts et part un peut trop dans tous les sens : on imagine le début d'une "bromance" entre le gringo séducteur et le poète qui lui concède sa femme, mais le stade de l'amitié virile n'est jamais réellement dépassé. On imagine aussi un meilleur développement de la belle relation père-fils qui aurait mérité d'être plus exploitée, mais le film va encore ailleurs. On espère une réconciliation entre Juan et Ester, voire un nouveau départ à zéro, mais le film tarde vraiment à nous donner l'ultime réponse. Bref, on passe plus de temps à se demander comment la conclusion va arriver plutôt qu'à la vivre, et c'est bien dommage. Car pourtant, les dernières images des champs où les taureaux paissent, meuglent et se confrontent, baignées dans une lumière opale sont superbes et hautement symbolique. Simplement, elles auraient pu arriver un peu plus tôt (et c'est rare que je me plaigne de la durée d'un film...).


Malgré cette perte de vitesse, Nuestro Tiempo n'en est pas moins un film très recommandable, un peu inégal forcément, mais beau comme peu d'autres dans le paysage contemporain et simplement audacieux dans sa façon de faire des ponts entre humain, animal, éléments naturels et anthropiques. C'est aussi le film le plus drôle de son auteur, le plus accessible peut-être car le moins "radical" dans ses partis pris, un mélange hétéroclite des obsessions du cinéaste et des mouvances de notre temps, et plus que tout peut-être, une ode superbe à la nature.

Narval
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le 25 févr. 2019

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