Je n'étonnerais personne en affirmant que Pasolini fait partie de ces cinéastes qui s'ils ne sont pas unanimement reconnus ont marqué le cinéma par leur radicalité et leur conception originale du médium. Le réalisateur de Salò traîne même une aura sulfureuse faite de polémiques et autres controverses, certaines de ses œuvres choquant toujours et cela même plus de quarante années après sa mort. Si le côté subversif n'est certainement pas ce qui se remarque le plus d'Œdipe Roi, le film n'en reste pas moins viscéral et dérangeant ; montrant par là même tout l'engagement impérieux de ce grand metteur en scène. Terme d'ailleurs particulièrement approprié, Pasolini s'inspirant fortement de l'Œdipe Roi de Sophocle pour guider son récit. Quoi qu'il en soit tous les éléments sont réunis pour que le cinéaste italien offre ce qu'il sait faire de mieux, un film brut et intransigeant.


Le réalisateur transalpin commence d'ailleurs par prendre le spectateur à contre-pied dès le début du film. Point de Grecs, ni de mythologie mais une famille italienne des années 20 dans un registre semi-autobiographique de conflit avec le père. C'est en illustrant le mythe par un exemple psychanalytique que l’œuvre est inaugurée. Le mythe est rendu œcuménique pour n'être que mieux descendu de son piédestal. Il en devient accessible, commun et partie intégrante des tourments de l'âme humaine. L'utilisation de l'explication freudienne rend le mythe plus sensé qu'il ne l'a jamais été. En somme Pasolini nous offre directement tout ce qu'il a de plus œdipien chez lui, bien que cela soit hyperbolisé pour mieux exploiter le tragique. Du coup c'est seulement après ce prologue s'achevant par l'abandon du fils que le volet s'inspirant de l’œuvre de Sophocle débute après un retour dans un passé lointain, empreint d'un mysticisme fort, dans un désert qui bien que n'ayant rien de grec, offre tout l’archaïsme et l'aridité dont a besoin le cinéaste italien pour poser son cadre.


Malheureusement le film n'est pas exempt de défauts plus ou moins gênants. En premier lieu une scène du Sphinx ratée et dérangeant par l’absence de la fameuse énigme (et vas-y que je te fous un coup de savate dans le bestiau sans la moindre once de subtilité) qui est l'une des rares digression au mythe, avec le simple ligotage des pieds du nourrisson abandonné*, Le reste variant selon les versions. Sinon il est dommage de ne pas avoir mentionné les enfants du tueur de Sphinge et la malédiction qu'il jette à ses fils. Les scènes de caméra à l'épaule avec leur effet de mouvement raté fait assez mal aux yeux et le sur-jeu particulièrement prononcé d’Œdipe vers la fin est vraiment lourd. Les braillements incessants du fléau de Thèbes sont aussi particulièrement lassants, si certains sont parfaitement justifiés par la barbarie dont il fait preuve, le reste est souvent de trop ; et ce même si la volonté du réalisateur était d'en faire une hyperbole. Des vociférations incessantes pour souligner la folie et la démesure sont un artifice vraiment peu subtil, voire grossier.


Mais finalement c'est peut-être aussi parce-qu'Œdipe lui-même est un personnage grossier. Pasolini le descend de son socle, abaisse sa stature jusqu'au point de rupture, en fait un fou, un idiot. Nul héroïsme ne se dégage du tueur de Sphinge qui d'un coup de tatane expulse sèchement sèchement le monstre dans le ravin, d'un parricide qui, lâche, fuit afin épuiser les soldats à sa poursuite pour mieux les achever, tuant de sang-froid et non sans sauvagerie un vieillard, d'un tricheur décomplexé qui déplace son disque pour mieux annoncer sa victoire. Tel est cet Œdipe, un béotien lâche et colérique atteint d'une sorte de démence psychotique, d'une folie amère ne servant qu'à entraîner sa propre ruine. Le destin tragique du roi maudit n'est finalement que le résultat des actions insensées d'un pauvre fou. La prophétie n'est finalement que l'auto-réalisation de ses prédictions. Le jeune homme choisit la fuite, une fuite funeste qui l’entraînera vers son destin tragique. Il agit sans mesure, sans penser aux conséquences de ses actes, pensant avoir échappé à son destin en quittant son monde sans savoir que celui-ci ne pouvait s'accomplir que si il le quittait.


Par contre j'ai apprécié le contexte réaliste du film, probablement visuellement plus proche de l'époque où les grecs situent le mythe original au niveau des décors et des costumes que nombre de productions actuelles. Là ou Hollywood pare ses héros de tenues clinquantes et fantasmagorise les mythes à outrance, Pasolini choisit la sobriété et les traits bruts d'une civilisation encore archaïque pour l'adaptation de la version de L'Oedipe Roi de Sophocle. Le contre exemple dans le genre est le film Troie qui dépeint des héros grec des temps anciens dans des atours clinquants et totalement anachroniques pour une guerre censée se situer en pleine période pré-archaïque alors que le réalisateur a voulu rendre le film crédible. Choisir le désert marocain n'est pas non plus un choix innocent, ce monde désertique souligne l'impression de voir l'aube de la civilisation hellénique, le point de départ d'une société qui sera considérée comme l'une des plus grande de l'Antiquité. Les murs et les remparts sont primaires, les armes et armures plus encore : il s'agit de simples bouts de métal grossièrement façonnés. Les combats sont brefs et brutaux, ce ne sont pas des scènes d'action à proprement parler mais des scènes de violence pure. Ces séquences brutes n'usent d'aucun artifice si ce n'est les coups portés et la sauvagerie exprimée. l'homme est animal. L'homme est colère. L'homme est rage. L'homme est con. Enfin surtout Œdipe, le bougre ne trouvant rien de mieux à faire que tuer des gens après avoir entendu une prophétie annonçant son futur parricide et d'épouser une femme ayant l'âge d'être sa mère alors que cette même prophétie indiquait qu'il allait commettre l'inceste avec sa génitrice. C'est par ce moyen que se fait son ascension au trône de Thèbes, par cette union impure avec sa propre mère, mariage qui provoquera la ruine de la cité.


Mais Œdipe est dupe et passe par un phase prononcée de déni. Il préfère nier l'évidence et accuser les autres de ses crimes. Il sait qu'il a tué Laïos, mais refuse de le reconnaître et ce même quand la vérité éclate au grand jour. Sa malédiction s'étend à Thèbes et la peste fait rage mais le roi de Thèbes est insensible à la réalité. Il est aveugle. C'est seulement lorsque Jocaste se pend en sortant de son propre déni que cette dernière masque derrière non pas un océan de colère, mais à l'aide d'une allégresse feinte, qu'il prend la mesure de la situation et retrouve la vue. Mais si son aveuglement prend fin ce n'est pas le cas de sa propension à la dénégation. Il préfère se crever les yeux pour ne pas visualiser la portée de ses actes. Sa cécité auparavant métaphorique devient maintenant réelle. Le parricide incestueux s'est rendu compte de ses fautes, mais jamais il ne cherche de rédemption et désire seulement échapper à ce qu'il a fait. Oedipe se complait dans la fuite, il est figure d'immaturité par sa propension à vouloir s'évader du réel : ce qu'il a fait l'horrifie, sa solution est de refuser de le voir. Parfois même il créé sa réalité propre en rejetant ses fautes sur son prochain, Créon et le devin Tirésias en ayant eux-même fait les frais.


La fin de ce film est également une autre surprise, avec un autre bond dans le temps, vers l'avant cette fois, pour se retrouver avec un joueur de flûte aveugle et son jeune guide. Dans son errance on s’aperçoit que personne ne l'écoute malgré son aura presque prophétique. Le musicien semble également hors de son temps, presque universel et fait plus penser à un personnage comme Tirésias, une certaine impression de sagesse émanant naturellement de lui alors qu'Oedipe serait plus empreint de folie qu'autre chose. Mais c'est finalement quand l'homme retourne à la maison présentée au début que l'on s'aperçoit qu'il s'agit de l'enfant de la première partie, du premier volet du film. Par conséquent l'interprétation autobiographique prend tout son sens, Pasolini se voyant certainement plus Tirésias qu'Oedipe ou du moins un Oedipe qui bien que n'ayant pas échappé à son destin à réussi à éviter sa folie. Dans ce passage Pasolini montre les limites qu'ont l'universalité du mythe dans son propre cas. Il tire néanmoins une sorte de pendant raisonnable au premier volet psychanalytique, le mythe est finalement rationalisé, reprend une dimension plus humaine et sobre et s'oppose par conséquent radicalement au second volet légendaire.


Esthétiquement le film n'est pas en reste. Si le talent de Pasolini pour la composition n'est plus à démontrer, celle reste particulièrement travaillée dans cette œuvre. Les différentes ambiances sont nettement reconnaissables et bénéficient d'un traitement intéressant. La première partie oscille entre chaud et froid, la tension étant immédiatement palpable dès lors que le père et l'enfant sont réunis. Le second volet profite d'une mise en scène sèche, presque primaire et en parfaite adéquation avec le ton que le réalisateur prend. Quand au dernier il est empreint d'une douce mélancolie cadrant assez bien avec l'impression de solitude mystique que dégage l'homme. L'accompagnement sonore correspond justement très bien à ces différents thèmes, allant d'un accompagnent plutôt symphonique au début, en passant par une musique presque absente et guère rythmée que par des flûtes au son archaïque pour le volet mythique et se finissant cadencé par les airs de flûte "moderne" du vieil aveugle pendant l'épilogue. Le surjeu général est plutôt bien amené et artistiquement cohérent, montrant l'excès dans ses travers. Seul celui d'Oedipe m'a semblé bien trop exagéré. Mais Pasolini se complait dans l'excès** : les traits sont tirés, les colères hystérie et les folies démences.


Au final il s'agit d'une bonne relecture et adaptation du mythe d’Oedipe avec tout ce que le passage de la psychanalyse et du fameux "Complexe œdipien", popularisé par Sigmund Freud, implique. Le tout mêlé à la personnalité artistique affirmée et puissante de Pasolini rend le film particulièrement unique et original par le traitement abordé. C'est justement ce triple traitement freudien, tragique et humaniste ; chacun étant représenté par une partie d'une longueur particulière, qui fait la richesse de cette œuvre. Si Oedipe Roi est loin d'être parfait et se trouve souvent maladroit, souvent excessif, il n'en reste pas moins singulier du talent unique de ce réalisateur hors du commun. Il compense amplement ses maladresse par une sincérité admirable et une cohérence, qui, si elle ne parait pas évidente au premier abord, prend tout son sens une fois le contexte connu.


* Rappelons qu'Oedipe signifie « pieds enflés » en grec ancien, ce nom lui ayant été donné suite à sa découverte ; ses chevilles étant percées pour qu'il puisse être accroché à un arbre.


** Cf Salò ou les 120 Journées de Sodome

Brad-Pitre

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