Dès le début de son film, Sally Potter se démarque de la concurrence en matière de reconstitution historique par le raffinement de sa mise en scène. Que ce soit sur la direction artistique flamboyante de tous ses décors et accessoires (les somptueuses tenues de chaque personnage), l'éclairage tamisé et profond qui place directement ce film dans la prestigieuse catégorie des "Every frame a picture", ou l'hypnotique bande originale qui tranche radicalement avec ce qu'on pourrait attendre, partant régulièrement dans l'ambiant mélancolique aux notes chargées de spleen, quand elle ne préfère pas des airs classiques portés par des sopranos toujours masculins (tentative raffinée de souligner les ambitions trans imprégnant l'oeuvre), ce film est une réussite formelle époustouflante. Je surnote très largement la forme pour ce cas particulier, car ce film rentre aussi dans la catégorie très fermée des films emplis de mélancolie, tel Only lovers left alive, le fameux Melancolia, Knight of cups, Les Prédateurs de Tony Scott ou encore Virgin suicide. Des films précieux car ayant capturé un état très éphémère mais d'une intensité émotionnelle marquante. Grâce à ses indéniables qualités, le film parvient à en faire oublier ses défauts, qui sont pourtant récurrents.

L'écriture du scénario (également de Sally Potter) est inégale. Il y a régulièrement des séquences un peu maladroites ou bizarrement exécutées (La scène ambiguë avec la reine, la séquence du thé en Arabie où Orlando a l'air complètement bourré sans raison, l'imbroglio juridique du changement de sexe qui vire à l'absurde...). Et toutes les 10 minutes, notre personnage qui brise le 4ème mur en s'adressant directement à nous. Quelle audace, diront les classicistes défraîchis. Quelle plaie, diront les esthètes qui se voient toujours tirés de leur rêverie par ces apostrophes venant nous rappeler la nature de son support. Définitivement, faire du méta avant l'heure, ça ne pardonne pas toujours. Mais c'est aussi dans le message du fond que le film a un certain problème. Il assume sans ambiguïté de vouloir nous parler de trans-identité, mais il a fort mal choisi son angle d'attaque et ses conclusions flirtent avec l'absurdité tant il s'est éloigné de la réalité du monde trans. Je m'explique (et je spoile un peu pour cela). En effet, une ambiance fantastique plane sur le film qui montre, après une intervention de la Reine, qu'Orlando ne peut vieillir (ce qui lui fera traverser les siècles en conservant sa beauté). Dans le déroulement du film, le changement de sexe s'opère brutalement en Arabie, permettant à Orlando de fuir la guerre. Mais il s'agit bien de magie, puisqu'il a un enfant quelques siècles plus tard (et qu'on le voit enceinte sans ambiguïté). A partir de là, le film aurait dû lâché toute réalité et partir sur une note trascendante, puisque la magie a littéralement transformé notre personnage. Mais la conclusion se plante davantage sur "j'oublie tout mon passé, en tournant mes espoirs vers l'avenir", avec sa fille qui court dans les champs. C'est un peu étrange, car c'est justement le passé qui donne la valeur à la vie et à ce qu'elle en a obtenu. Si l'on met de côté la souffrance psychologique inhérente à cet état, ce qui fait l'intérêt d'un trans, c'est l'entre-deux, rester en marge, l'androgynie comme singularité. Si ils ont le malheur d'obtenir un changement de sexe réussi, ils retombent dans l'anonymat, devenant simplement une personne anonyme parmi tant d'autres devant se débattre pour survivre. Le combat qui faisait son identité et son intérêt s'évapore, et sa singularité avec. C'est une contradiction fondamentale dans le mouvement LGBT, qui loue sans limite la transidentité tout en promouvant l'accès à ce qui permet(trait) de la faire disparaître. Et le film finit par se complaire dans ce reniement du passé, propre à l'individu auto-déterminé nomade et fluide animé par sa soif de liberté. La fameuse liberté individuelle qui rend la masse esclave. Quelle douche froide au vu de la richesse et des merveilles que nous avons traversé...

J'en viens à la principale contradiction du film, aussi frustrante que bienvenue, à savoir Tilda Swinton et la façon dont elle est mise en scène. L'idée d'en avoir fait un homme ne fonctionne pas une minute, car on reconnaît l'actrice, et ses cheveux longs (en plus de sa silhouette fluette et de sa voix clairement aiguë, aucun effort là dessus) soulignent sans arrêt sa nature féminine. Aussi n'est-on jamais réellement convaincu de ce postulat de départ, même quand on l'oublie, il se rappellera à notre souvenir régulièrement. Cette masculinité n'est jamais justifiée (au contraire de la féminité lors du changement de sexe), ce qui n'aide pas le film. Mais c'est sur le parcours émotionnel que cela fonctionne moins. Orlando commence d'abord par fricoter avec une femme russe, a une longue traversée du désert avant de rencontrer un anglais une fois devenu femme, puis avoir son enfant et achever le 20ème siècle en se sentant moins seule. On voit bien que le statut androgyne du film est plus froid dans la mise en scène de la première relation hétéro que de la relation à consonance homo (mais pas réellement car devenu femme biologiquement). C'est l'artifice de la mise en scène qui est sensé créer ce constat, qui rentre en contradiction avec l'actrice dont on constate physiquement la nature à chaque instant (les tenues masculines qu'elle porte cachent très mal sa nature). Alors qu'il aurait été plus simple et plus naturel de faire un léger ajustement : Orlando aurait dû être né femme. Une femme instruite comme un homme par volonté familiale à une époque où la famille aurait eu des ambitions de pouvoir ou intérêt à avoir des descendants mâles, ce qui aurait justifié immédiatement l'androgynie du personnage, en plus de son lourd secret toujours caché. Orlando aurait alors tenté de poursuivre son rôle, flirtant avec cette Cosaque russe mais finalement trahis par cette dernière, se remettant longuement en question en Arabie avant de profiter d'une guerre pour s'enfuir et finalement assumer de changer d'identité pour créer la rupture. Tout en gardant le côté fantastique d'affronter les siècles et de se laisser bercer par la douce mélodie du spleen. Tout alors aurait un sens, la mise en scène n'aurait pas toujours ce côté artificiel qui procure un sentiment étrange et rien n'aurait été enlevé au film. Mais parfois, les volontés un poil militantes alourdissent une oeuvre au lieu de lui servir de tremplin. Une pointe d'amertume qui m'empêche de me laisser complètement couler dans ce merveilleux essai qui marquera l'imaginaire esthétique de chaque spectateur sensible au raffinement.

Je signale à mon public que j'ai pu réalisé un remontage du film comme décrit dans le dernier paragraphe, le postulat qui inverse tous les rapports de genre donne un résultat vraiment intéressant. A voir sur les blogs dédiés ;)

Voracinéphile
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le 26 déc. 2023

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