Bonne idée pour ouvrir au plus grand nombre l'ouvrage Quai de Ouistreham de Florence Aubenas par l'adaptation cinématographique d'Emmanuel Carrère. La journaliste de guerre que l'on sait investie par des sujets sociétaux, s'infiltre en 2009 dans le milieu du travail précaire des femmes et met en exergue ce qui est souvent balayé sous le tapis.

Dans Ouistreham, Carrère reprend le fil de la narration, s'accordant quelques changements pour parfaire son adaptation sans user du romanesque ni de ses rares moments d'éclaircies à polluer la ligne claire de ce qui est bien un drame de vie.

Un portrait de ces femmes aux mi-temps récurrents, au travail de nuit, à la flexibilité et pénibilité des CDD et petits salaires.

L'écrivaine Marianne (Juliette Binoche d'une grande justesse), souhaite dénoncer cette situation en la vivant de l'intérieur. Carrère marque alors tout au long du film son parcours, saisissant toute l'ambiguïté et la culpabilité du personnage. Arriver au point de rupture nécessaire à quitter ces travailleuses pour reprendre une vie bien plus confortable que la leur, et en filigrane, la question de la légitimité entre le rendre-compte et le mensonge pour y arriver.

Enfin dans l'univers français cinématographique, tout comme on aura apprécié les films de S.Brizé et certains autres de E.Bercot ou des Dardenne, un cinéma social qui privilégie son sujet sans effet.

On suivra alors ces femmes à bord des ferries pour l'Angleterre, au chrono effarant à faire leur travail, toujours boostées par le chef de rang, courant partout, s'effondrant parfois de fatigue, avant de terminer tout en courant pour sortir des lieux enfin nettoyés. Des femmes toujours soumises à leur statut pour le récurage des toilettes que les agents d'entretiens masculins ne font pas et où la répétition des gestes et la douleur induite, réveillent la nuit.

La luminosité naturelle pour les décors de banlieue et les acteurs non professionnels renvoient au docu-fiction. Les scènes au petit matin, les baillements à répétition, les sorties au bowling, et les ballades au supermarché, les verres qui réchauffent, et les tentatives de drague des toujours seuls, appuient l'aspect dépressif.

On aura des portraits variés, réunissant tout les caractères que l'on pourrait rencontrés, -peut-être un peu trop-d'un clan de travailleurs soumis à l'adversité et plein de bonne volonté, même si on peut s'interroger sur cette réelle aptitude à l'empathie face à la misère ambiante.

Le final s'il reste peu crédible dans la démarche de son personnage qui reste ancré dans son monde, soulignera finalement que l'amitié durable ne peut pas être possible par ces seuls instants de galère partagés. En bord de mer, ou l'on se baigne, où on joue avec les enfants des autres, Carrère souligne encore une fois le décalage de Marianne qui ne saisit pas l'empêchement de profiter de ces instants pour ceux qui n'ont pas le temps.

Mais les liens se tissent, la solidarité fait front et la relation s'attachera plus particulièrement à celle d'une jeune mère célibataire, peu commode et aux réponses souvent radicales. Chrystèle (Hélène Lambert) montre qu'à chacun, existent ses moyens à la recherche d'emploi. Une scène qui frôle l'hystérie lorsque cette jeune femme mettra au pied du mur ceux censés l'aider et où le point de fuite de l'agente de l'ANPE se trouve empêcher par celle qui ne s'en laisse pas compter - mais où tous ces ayants-droits se voient responsabiliser de cette incapacité des services et de ces dialogues de sourds-. Une lutte de tous les jours où des postes à fortes contraintes risquent de vous passer sous le nez si vous osez répondre à ceux qui sont plus cultivés que vous.

Alors que Marianne, profane en la matière, mal à l'aise face à cet entretien, s'entendra dire que son expérience professionnelle et son projet de vie correspond au poste, n'ayant pourtant jamais travaillé...Cette première scène à haute teneur satirique, marquera en quelques phrases et regards perplexes le décalage face à la parfaite Aude Ruyter, définitivement à l'ouest.

En ce sens la démarche Carrère permet de lier les strates sociétales pour une dénonciation franche et pointe la dangerosité d'une société qui confond difficulté de vie et individualité.

Un genre de cinéma vérité, à l'instar de cette scène de soudanais déambulant la nuit sur la voie rapide, contraints de fuir avant que les services policiers viennent leur retirer couvertures, vestes et chaussures.

La série de la journaliste sur la courte vie de l'agriculture Jérôme Laronze en butte contre la dictature du milieu agricole, prouve également que faire savoir n'est pas obligatoirement synonyme d'intérêt personnel et professionnel.

limma
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le 23 janv. 2023

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