Pacifiction : pacifique fiction. Fiction dans le Pacifique, précisément à Tahiti, synonyme de rêve pour le Français de la métropole en mal d'exotisme. Donc : images de carte postale, palmiers et sable blanc, vues aériennes sur ce "dégradé de bleus extraordinaire" de l'océan. Végétation luxuriante, Tahitiens musculeux, danses folkloriques, surf sur d'énormes vagues. Tout cela est au rendez-vous dans le film de Serra qui, durant les trois quarts de sa durée, prend des allures de documentaire. Mieux, en tournant pendant la pandémie, il a pu débarrasser ces images idylliques de leur revers, la masse de touristes ! Joli coup.

Pacifiction : pas si fiction. La méthode : ne pas faire lire le scénario aux acteurs, les laisser largement libres d'improviser, utiliser trois caméras pour que l'acteur ne sache pas d'où il est filmé et ainsi lâche prise. Le récent La zone d'intérêt de Jonathan Glazer a été pensé dans cet esprit. Objectif atteint : j'ai souvent eu l'impression, en effet, d'avoir affaire à un documentaire. Si Benoît Magimel a suffisamment de métier pour s'en sortir haut la main, ce n'est pas le cas de tout le monde : Matahi Pambrun, par exemple, sonne souvent faux dans ses répliques. Un défaut mineur puisque c'est Magimel (évoquant parfois Jacques Dutronc dans sa diction, parfois Depardieu dans sa bonhommie chaleureuse) qui est la pièce maîtresse du film, de quasiment tous les plans. L'acteur, qui a tendance à m'agacer par son jeu poseur (exemple, dans Revoir Paris d'Alice Winocour), est ici parfaitement authentique. Un très bon cru.

Pacifiction : pacification. De Roller, le Haut Commissaire de la République, équivalent du préfet à Tahiti, représentant de l'Etat comme il aime à le rappeler, s'emploie essentiellement à mettre de l'huile dans les rouages. Ressentant son impuissance ("ils ne contrôlent rien" dit-il en parlant des autorités, "même moi je ne contrôle rien"), il fait la seule chose utile : écouter et conserver un bon rapport avec les locaux. Ce grand chef à plume tourne le dos à tous les clichés : on s'attend à un potentat local, abusant de son pouvoir pour obtenir des faveurs matérielles ou sexuelles, vivant dans le luxe offert par sa position, agissant en politique aguerri c'est-à-dire répondant à chacun ce qu'il a envie d'entendre, sans forcément agir derrière. Or, que voit-on ? Un type dont les attributs de pouvoir se limitent à sa Mercedes et son costard blancs, qui chausse des espadrilles, qui n'est intéressé ni par le fric ni pas le sexe. Uniquement concentré sur sa mission, et qui sait tenir parole : il contraindra effectivement un religieux à ne pas restreindre l'accès au futur casino.

Pacifiction : pas si fission ? L'enjeu principal du film est de déterminer si la rumeur qui évoque la reprise d'essais nucléaires dans le coin est fondée. De Roller n'était pas au courant, ce qui en dit long, déjà, sur ses rapports à sa hiérarchie. Alors, délire ou réalité ? Notre homme scrute l'océan dans l'espoir de voir sortir de l'eau un périscope. Albert Serra raconte que Magimel utilisa ses jumelles à l'envers sans s'en rendre compte. Un acte manqué qui fut conservé au montage. Il fait sens par rapport au propos du film, tant notre homme paraît impuissant à voir ce qui se joue. Planque derrière des palmiers alors que des filles s'embarquent vers un hypothétique sous-marin, balayage de l'eau la nuit à l'aide d'un petit projecteur, abreuvage de force d'un diplomate portugais pour qu'il parle : notre limier est un bras cassé digne de Jack Palmer dans L'enquête corse de Pétillon. L'ultime scène accrédite l'hypothèse d'une reprise des essais. Lui aussi volontairement soulé, l'amiral l'avait annoncée. En substance : "Cette reprise est destinée à impressionner nos ennemis - russes, chinois et américains. Lorsqu'ils verront ce qu'on est capables de faire à nos propres concitoyens, ils réfléchiront avant de nous attaquer". Cynique à souhait. Il faut pour cela quelques marins prêts à se sacrifier.

Si cette scène n'intervient que sous forme d'épilogue, c'est que le film de Serra repose entièrement sur l'incertitude. Ainsi le réalisateur a-t-il demandé à Magimel de "ressentir la pression sans la traduire dramatiquement". Tout ne devait être que suggéré, à l'image de ce que fait le capitalisme moderne : en apparence calme et volupté, en sous-main (en sous-marin ?) des forces à l'oeuvre qui, si l'on commence à en prendre conscience, rendent vite paranoïaque. Pour exprimer cette pression latente, Serra use de métaphores.

D'abord la vague. C'est une attraction locale : sur de frêles embarcations ou sur des jets skis, on côtoie les vagues monstrueuses qui s'abattent sur le rivage. Impressionnant. Quelques surfeurs se frottent au danger. Voilà qui change De Roller de son bureau. Réplique du surfeur : "mon bureau à moi cherche à me tuer tous les jours". Cette phrase ne peut qu'accentuer la paranoïa montante du Haut Commissaire, qu'on va voir chuter "en une longue spirale descendante", comme dit l'Américain. Ce dernier est un personnage énigmatique, comme beaucoup dans Pacifiction : surgissant de nulle part lors de l'hommage rendu à une écrivaine invitée, présent sans qu'on comprenne pourquoi à une réunion avec des locaux qui veulent organiser une manifestation, il incarne la menace diffuse qui pèse sur la France déchue de son statut de puissance.

Deuxième métaphore, le Paradise Night Club. Une sorte de centre névralgique de l'île où tout le monde se côtoie, où l'on revient sans cesse. Un microcosme où l'on croise De Roller, les deux "agents de l'étranger", la marine nationale, de possibles investisseurs, et bien sûr les gens du cru. Une image de la société occidentale où l'on ne pense qu'à s'amuser, en ignorant l'envers du décor, tout ce qui rend possible la fête. Où même la sexualité a perdu son attrait (Houellebecq n'est pas très loin), si ce n'est sous une forme perverse : cf. la scène au bord de la piscine où une jeune femme jouit de se faire étrangler.

Cette société se confronte forcément aux traditions ancestrales de l'île, ici exprimées par une troisième métaphore, celle du spectacle de danse. Il s'agit de figurer un combat de coqs, moment de pure violence s'il en est, comme l'a montré par exemple Michael Cimino dans Les portes du paradis (tiens, un autre paradis...). De Roller s'y investit : le spectacle est trop "gentil" à ses yeux, les danseurs n'ont pas assez de haine dans leurs gestes et leurs regards. Lui et son écrivaine invitée peuvent d'ailleurs le constater en observant, médusés, deux volatiles qui se battent. Les gens de l'île sont contaminés par la civilisation occidentale : ils n'ont gardé que les attributs de la culture locale, tel ce casque qui va mieux au danseur qu'à De Roller - ce qu'on appelle le folklore. Notre directeur artistique autoproclamé veut rendre au spectacle sa dimension subversive, montrer une rugosité frontale à l'opposé de la violence insidieuse du capitalisme.

Une violence que De Roller a intégrée en lui-même et dont il soupçonne qu'elle puisse s'exprimer un jour dans la rue. Ainsi avertit-il l'amiral : "les gens sont inquiets vous savez, faites attention". "Essayez d'être un peu joyeux mon vieux, ou au moins léger. Tout va bien se passer, je vous le promets" répond l'amiral, dont le sourire délicieusement ambigu (réjouissant Marc Susini) s'oppose aux inquiétudes exprimées par le Haut Commissaire. Cette réponse laconique, venant d'un représentant de la métropole, a tout pour inquiéter notre héros.

Ainsi Albert Serra, usant de métaphores plutôt que de déployer un discours didactique, entretient-il avec un certain talent cette fameuse incertitude : le film tangue sans cesse sous la houle de son atmosphère. D'autres personnages mystérieux y concourent : le gros silencieux qu'on retrouvera assoupi à côté de De Roller dans sa voiture lorsqu'il déploie sa grande tirade ; cette D.J. aux seins nus dans une scène quasi onirique au Paradise Night Club ; Morton, le patron de la boîte, qui semble ne faire qu'observer. Et surtout Shannah, l'employée transsexuelle, présence assez malaisante avec sa mâchoire carrée que vient contredire un sourire crispé, cette manie de passer ses mains dans ses cheveux et ses regards pleins de sous-entendus vers De Roller. Le Haut Commissaire la garde avec lui en remplacement de son assistante laissée sur une autre île. Il entend l'utiliser comme espionne, le lui détaille chez lui, carnet en main. Shannah est flattée mais se préoccupe davantage de la chemise ouverte du Haut Commissaire que de sa mission. A chaque fois que De Roller, indifférent à la poitrine qu'elle finit par lui dévoiler, la questionne, elle n'a rien à lui apprendre. Passifs ils sont, tous autant qu'ils sont. De Roller est bien seul dans sa quête.

C'est ce que se disent, au milieu d'un complexe hôtelier abandonné, les deux agents de l'étranger, portugais et américain, qui l'épient. Ils font soudain face à De Roller. Une image qui fait changer le film de registre, basculant d'un coup du réalisme documentaire à l'onirisme. L'idée est brillante. Des plans travaillés nous sont dès lors donnés à voir : une sortie du Paradise entre deux belles statues, les hautes coques des bateaux sur le port de plaisance, les traces très esthétiques d'un jet ski qui quitte ce port, le face à face étrange entre De Roller et l'Américain sur un stade saturé de lumière et de pluie. Et puis, bien sûr, la longue scène dans la boîte qui lui succède. Bleu métallique qui sculpte les visages, musique robotique, corps qui se déploient sous la piste à l'initiative de l'amiral.

Beau, mais là, je m'avoue un peu perdu. Albert Serra aurait-il poussé le bouchon un peu loin ? Dans le bonus du DVD, le cinéaste se réfère notamment à Godard, ce qui ne m'étonne guère, la star mondiale du cinéma d'auteur ayant plus souvent qu'à son tour cultivé l'étrangeté poseuse. Le film de Serra est-il prétentieux ?... Pire, vaniteux ?... A coup sûr, son film ne peut se résumer à un affichage arty totalement creux : il exprime en grande partie son propos. Seul le curseur n'est peut-être pas, à mes yeux, bien positionné. Comme son interview en donne la sensation, notre homme se grise un peu de sa démarche radicale (le montage est fait totalement au hasard, le son et l'image se contredisent, telle idée est géniale, blablabla, pour impressionner). J'apprends même qu'il se considère rien moins que comme l'égal de Dreyer ou de Bresson ! Rien que ça. Allez, un peu plus de modestie et il fera de grands films. Notre homme en prend-il le chemin ? Rien ne l'indique, mais l'avenir dira ce que sera Serra.

7,5

Jduvi
7
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Créée

le 3 mars 2024

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Jduvi

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