Pour son dernier film, frustré par les échecs commerciaux de ses précédentes œuvres, Jacques Tati a pris le pari d'un film conceptuel, dont les choix étonnent.
En mettant ainsi en scène un spectacle de cirque qu'il filme sans ajouter grand chose de plus, il décide de mélanger les genres, les registres, le vrai et le faux, le live et le mis en scène, les formats de captation, de la bande vidéo à la pellicule.
Tout ceci dans un joyeux bordel qui ravira ou laissera de côté.


Parade est un film qui n'a pas l'air d'en être un, un film qui semble ne jamais vraiment commencer, construit comme une succession assez informe de numéros de cirque, tous assez courts, aux transitions brutales, le tout tourné comme une émission de télévision, dont on montrerait en parallèle les coulisses. Certes on retrouve là la joie communicative de Jacques Tati, sa folle envie de partager le spectacle à un public, de le faire vivre, et son art du détail touchant et drôle qui retient l'attention dans le foutoir.
Tati c'est l'art de ce qui se passe derrière (ramasser les crottes du cheval après un numéro par exemple), qui constitue dans le spectacle son vrai cœur.
Tati c'est l'art de la collision : la chute physique comme la rencontre entre des univers qui ne vont pas (le cinéma et le cirque, des hockeyeurs qui jouent à l'orchestre classique).


Tati donc se montre en public, lui qui se cachait sans cesse derrière des personnages. Il réalise ses mimes devant nous, spectateurs de cinéma, et eux, public mi-comédiens mi-quidam : il émeut lorsqu'il ressuscite en quelques mimiques et jeux de jambes les personnages qui firent son succès (les gendarmes anglais et français, le tennisman, le gardien de but, etc.). Son humour n'est jamais aussi élégant et gracieux, doucement moqueur, dans son retour à ce rire primal, enfantin, d'une immense précision, que lorsqu'il s'adonne à cet exercice (qui vaut à ce cirque ses meilleurs numéros/à ce film ses meilleures scènes).


Mais se dégage de ce film une situation d'inconfort pour son spectateur.
Les rires du public, sa mise en scène déstabilisent, mettant dans la position étrange du regardant ceux qui regardent celui dont le métier est d'être regardé.
Le public doit-il influencer nos réactions ? N'est-il qu'un bonus pour ajouter une ambiance au film ? C'est peu probable tant Tati le met au cœur de son récit, beaucoup trop même, laissant donc souvent au second plan les numéros de cirque, la preuve s'il en est que c'est plus l'à côté du spectacle qui fascine le réalisateur (tant le public et les coulisses semblent des scènes parallèles à celle centrale du cirque, livrant justement un spectacle bien plus intéressant).
Et pourtant ce désintérêt pour le cirque devient celui du spectateur qui, mal à l'aise, souffre du rythme cabossé d'une œuvre difficilement lisible, parfois trop hystérique.


En proposant ainsi un public à son spectacle, qu'il dirige comme des comédiens, Tati questionne le medium même qu'est le cinéma. Il dira même "Le noir d'une salle de cinéma et l'écran ne doivent pas être une barrière entre la fête et le spectateur. Riez, chahutez, parlez à votre voisin, si cela vous fait plaisir, Parade, en fait, a été réalisé pour être vu sous un chapiteau. Le silence lui va mal.".
Alors pourquoi donc proposer un film de cinéma qui précisément ne se verra pas sous un chapiteau mais bien dans une salle sombre et silencieuse ?
Pourquoi ne pas avoir, plutôt, dirigé soi-même un cirque et performé des représentations ?
La question est légitime tant Tati se place plus en Monsieur Loyal et clown lui-même qu'en véritable réalisateur (l'image, anarchique, semble n'obéir à aucune règle de cinéma et n'imprime donc pas l'esprit). On ne retient donc pas de Parade un objet filmique mais une ambiance et un malaise.


C'est sûrement l'objectif ; Parade serait donc tout autre chose qu'un film, et il nous faudrait peut-être ôter notre casquette de cinéphile pour l'apprécier pleinement.
Car si on la garde, on dira que Parade n'est donc qu'un spectacle de cirque filmé, qu'on ne peut en soi pas critiquer car art bien différent de celui du cinéma.


Et comme tout spectacle de cirque, certains numéros ennuient, d'autres émerveillent, d'autres encore agacent.


Tout criant de fête qu'il est, le film ne parvient pas vraiment à en être une, asphyxié par sa forme absconse et sa lisibilité brouillonne.
Il faut peut-être retenir de cette ultime œuvre du génie poétique qu'est Tati son regard positif tourné vers un futur, lui qui tourne en vidéo à une époque où le grand écran n'est pas prêt à recevoir ce format, et qui, dans une ultime séquence, laisse place aux enfants, leur donnent les clefs du cirque et semble leur dire "A présent c'est à votre tour de jouer."


Peut-être un appel, pour le spectateur, à refuser l'intellectualisation et à laisser de côté, un temps, sa casquette de cinéphile, pour reprendre celle de l'enfant qu'on a été.

Charles_Dubois
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le 28 déc. 2020

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Charles Dubois

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