C'est en 2009 que pour la première fois le réalisateur Yorgos Lanthimos manifeste de l’intérêt au projet Poor Things en rencontrant Alasdair Grey l'auteur du roman éponyme afin d'en obtenir les droits d'adaptation. Quinze ans après cette rencontre, et cinq ans après son dernier film La Favorite, le réalisateur grec revient donc avec fracas pour un film qui va recevoir pas moins de 106 récompenses à travers le monde dont le lion d'or de Venise et sept consécrations pour son actrice principale Emma Stone dont un Oscar, un Bafta et un Golden Globes.


Le film nous raconte l'histoire de Bella Baxter une créature née de l'implantation d'un cerveau de nouveau né dans le corps de la femme qui le portait avant de se suicider. Cette créature au corps de femme qui possède donc un cerveau vierge de tout va tenter de trouver sa place dans le monde avec candeur et détermination.


Pauvres Créatures est un film qui débute dans une ambiance gothique avec un noir et blanc profond et magnifique comme pour mieux signifier l'influence très Frankenstein de l'expérience initiale. La créature qui sera ainsi faites sera une jeune femme à laquelle on semble avoir rebooter le cerveau pour lui offrir telle une page vierge et blanche la possibilité d'écrire sa propre histoire. Alors oui, quitte à rendre chèvre quelques mâles toujours prompt à s'offusquer de la moindre saillie féministe, Pauvres Créatures est un film qui porte en son sein un propos militant sur la place des femmes dans la société et le poids du patriarcat. Le film a toutefois l'intelligence d'assener son message avec force mais nuances et surtout beaucoup d'humour en nous montrant une femme enfant éprise d'expériences, de connaissance et de liberté débarrassée de toutes les contraintes et conformités d'une société principalement édictée par des hommes, le tout afin de trouver sa place dans le monde. Éprise de cette liberté folle qui bouscule les convenances au point de souvent effrayer, Bella Baxter va tenter de vivre pleinement et expérimenter tous les plaisirs en se construisant lentement tout en faisant fi des regards et jugements désapprobateurs des autres. Bella devra s'émanciper d'un père créateur aimant mais surprotecteur jusqu'à la retenir captive, puis d'un amant jaloux, vantard et possessif lui refusant l'accès aux savoirs et la connaissance et enfin d'un mari caricature de machisme, de cruauté et de patriarcat ordinaire voulant faire d'elle un simple trophée, une épouse soumise et sans plaisirs juste bonne à lui donner un enfant. Si ces trois hommes représentent trois archétypes avec le père, l'amant et le mari ils ne sont pas non plus des caricatures totalement détestables (Hormis le mari tout de même sacrément bien chargé) et Bella éprouvera même à différents niveau une forme de tendresse pour eux tout comme le spectateur d'ailleurs. Le parcours initiatique de cette jeune femme s'accompagne d'une lente mutation physique et intellectuelle qui ne va cesser de lui intimer le devoir appréhender son corps, le langage, ses pulsions et la connaissance la faisant passer d'une innocente et capricieuse petite fille malhabile à une femme pleinement accomplie et riche de toutes ses expériences. Ce cheminement magnifiquement rendue par le jeu subtil et inspiré d'Emma Stone s'accompagnera d'une approche profondément épicurienne de la vie dans laquelle prédominera un plaisir de l'instant magnifiquement symbolisée par la scène de la danse répondant à une profonde pulsion d'expression corporelle se foutant royalement du jugement des autres. Capable de dévorer des sucreries jusqu'à l’écœurement, d'avoir une approche totalement libérée et désinhibée de sa sexualité Bella envoie donc valser toutes les convenances du monde pour affirmer haut et fort simplement son droit de vivre d'expériences, de connaissances, d'erreurs et de plaisirs.


Pauvres Créatures est également un film assez somptueux visuellement. Même si Yorgos Lanthimos use et abuse un peu de certains effets comme le fisheye , il nous livre un magnifique livre d'images qui en plus ont une véritable cohérence avec le cheminement de son héroïne. D'un noir et blanc oppressant tout en proposant un univers fantasmagorique rempli de détails fantastiques (superbe idée de la voiture à tête de cheval ou des créatures hybrides) comme un symbole de l'imaginaire cloisonné de l'enfance à la découverte candide du monde comme une explosion merveilleuse de couleurs magnifiques et de sensations, le film suit simplement l'exploration du monde à travers l'esprit de son personnage principale conduisant de manière progressive et naturel vers une quasi normalité des décors et des images lorsque Bella aura accomplie sa mue de femme. Les décors fourmillent de détails, de couleurs, d'architectures étranges dans un savoureux mélange baroque de rétro futurisme fantastique, de gothique et de steampunk qui en met plein les mirettes. Il faut aussi saluer la beauté des costumes comme les robes de Bella avec ses épaules bouffantes comme si le réalisateur voulait figurer un papillon dans sa chrysalide dans une perpétuelle mutation. Les images les plus magnifiques restent encore les courtes séquences en noir et blanc qui viennent introduire les différents chapitres et qui sont tout bonnement à tomber à la renverse tant elles sont sublimissimes.


Le casting est lui aussi une vraie réussite à commencer bien sûr par Emma Stone qui se livre complètement et s'abandonne à son personnage y compris dans sa frénésie sexuelle l'obligeant à de nombreuses scènes de sexe et de nudité, chose qu'elle refusait catégoriquement à ses débuts. Tout le travail de la comédienne sur sa gestuelle, sa démarche, son élocution, son vocabulaire, sa prestance, sa façon de se tenir, de porter son regard est absolument génial à regarder. Il faut aussi saluer la performance de Willem Dafoe à la figure cassé et aux troubles motivations mais qui incarne un personnage finalement assez émouvant tout comme Mark Ruffalo dans un rôle à priori peu glorifiant de joyeux gros con mais qui tire aisément son épingle du jeu en apportant un peu d'humanité à un personnage moyennement fréquentable dans son exubérance et son égocentrisme. Un peu plus en retrait mais incarnant une figure masculine très positive et sensible (oui le film n'est pas que misandrie) Ramy Youssef est lui aussi très en vue dans le rôle du respectueux et amoureux MacMcCandies.


Je n'aurai que deux trois réserves sur le film à commencer par le flou qui entoure parfois l'âge mental du personnage de Bella Baxter. Si son comportement la renvoie quelques fois à une petite fille par ses gestes malhabile et son élocution hésitante son vocabulaire très évolué et sa mécanique intellectuelle reste parfois celui d'une adulte créant un étrange et profond décalage. Cet âge complètement flou m'interroge encore plus au moment de la découverte des plaisirs charnelles par la jeune femme qui semble tout de même être encore une enfant quand elle fait l'éloge de l'usage particulier du concombre à table. Est ce que la sexualité est juste affaire de corps, d'hormones ou d'esprit, je ne sais pas trop, mais même dans l'optique d'un conte fantasque et fantaisiste je dois avouer avoir un peu de mal avec cette idée qu'on puisse vanter l'émancipation des plus jeunes filles par le sexe quand bien même ce soit celui du plaisir solitaire. Et si bien sûr je suis pleinement pour l'émancipation et la liberté des femmes le film pose aussi du fait de l'âge mental du personnage des questionnements plus épineux sur l'éducation voir même le consentement, peut on accorder à une enfant une liberté sans bornes comme pour une adulte ? Un peu moins problématique le choix de l'indépendance financière de Bella en devenant prostituée m'interroge dans une moindre mesure. Même si Yorgos Lanthimos nous offre une vision un peu fantasmée et glamour d'un bordel parisien de la belle époque tenue par une femme qui cherche à nourrir son petit fils et qu'il prend soin de montrer que son héroïne tente d'y édicter de nouvelles règles la rapprochant de critère d'une prostitution choisie, je ne suis pas certains que les prostituées de cette époque travaillant dans des conditions autrement plus glauques y trouvaient beaucoup matière à s'émanciper. Alors bien sûr je n'ai absolument aucun soucis avec les travailleuses du sexe qui comme le personnage assument pleinement leur choix de vie, mais symboliquement je trouves cet angle scénaristique un peu bizarre surtout dans le contexte d'un propos féministe. J'aurai également aimé que l'apprentissage des valeurs sociales et de la générosité de Bella soit un peu plus développés à l'écran plutôt qu'expédier aussi rapidement par l'épisode d'Alexandrie.


Malgré ces quelques réserves qui s'estomperont peut être après un immanquable second visionnage, Pauvres Créatures reste un grand film qui a la politesse de tenter d'éclairer le monde de sa fantaisie et de tout l'éclat de sa beauté. Pour la splendeur de ses images, pour la pertinence de son propos, pour son humour jubilatoire qui plaisir suprême fera grincer les dents de quelques machiste se sentant agresser par tant de candeur et surtout pour Emma Stone radieuse et absolument magnifique, Pauvres Créatures est définitivement un grand film.

freddyK
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste 2024 : Films vus et/ou revus

Créée

le 27 mars 2024

Critique lue 15 fois

5 j'aime

Freddy K

Écrit par

Critique lue 15 fois

5

D'autres avis sur Pauvres Créatures

Pauvres Créatures
takeshi29
7

Stoooooone, le monde sera Stooooooooooone... le 17 janvier

"Pauvres créatures" c'est : - Emma Stone comme on ne l'a jamais vue.- Des animaux deux en un (J'ai commandé un coq-bulldog pour Noël).- Un discours très dans l'air du temps, mais traité ainsi c'est...

le 29 nov. 2023

126 j'aime

15

Pauvres Créatures
Sergent_Pepper
7

La troll ingénue

Yórgos Lánthimos appartient à cette catégorie de cinéaste dont on attend toujours le prochain pitch avec une excitation curieuse. Son univers décalé, mêlant le surréalisme aux angoisses...

le 19 janv. 2024

87 j'aime

2

Pauvres Créatures
Plume231
8

La Liberté guidant la créature !

Je ne sais pas trop par quoi commencer tellement il y a de choses admirables dans cette œuvre vraiment pas comme les autres. Allez, par la mise en scène ! C'est un délire visuel constant. Je crois...

le 16 janv. 2024

85 j'aime

10

Du même critique

Orelsan : Montre jamais ça à personne
freddyK
8

La Folie des Glandeurs

Depuis longtemps, comme un pari un peu fou sur un avenir improbable et incertain , Clément filme de manière compulsive et admirative son frère Aurélien et ses potes. Au tout début du commencement,...

le 16 oct. 2021

75 j'aime

5

La Flamme
freddyK
4

Le Bachelourd

Nouvelle série création pseudo-originale de Canal + alors qu'elle est l'adaptation (remake) de la série américaine Burning Love, La Flamme a donc déboulé sur nos petits écrans boosté par une campagne...

le 28 oct. 2020

53 j'aime

5

La Meilleure version de moi-même
freddyK
7

Le Rire Malade

J'attendais énormément de La Meilleure Version de Moi-Même première série écrite, réalisée et interprétée par Blanche Gardin. Une attente d'autant plus forte que la comédienne semblait vouloir se...

le 6 déc. 2021

44 j'aime

1