Duvivier laisse exprimer son talent dans la spatialisation de l’intrigue, avec ce récit aux multiples acteurs et aux différents enjeux qui serpentent dans la ville labyrinthique. Néanmoins, le rythme ralentit progressivement cependant que l’histoire d’amour prend le dessus sur le film noir, si bien que le chef d’œuvre pressenti perd de sa force et de sa splendeur.

Bien que le film soit très peu tourné à Alger, les prises de vue sur les toits (de Marseille et de Sète) et la Casbah reconstituée en studio avec son dédale de ruelles, les ânes bloquant la circulation, les artisans travaillant à même la rue, les appels à la prière, bref son agitation arabe, parviennent à créer l’illusion. Dès la scène liminaire, où la voix off introduit le chronotope au rythme des images prises en gros plans, en plongée et contre-plongée, défilant rapidement et présentant successivement la multiplicité et la complexité de ce réseau interne, rappelant un procédé, très efficace par ailleurs, cher au cinéaste – on le retrouve dans Sous le ciel de Paris et Panique, entre autres - Duvivier imbrique à merveille son intrigue de gangster filant entre les mains de la police au milieu ce lieu confus, entrelacs de terrasses, de portes cachées, de maisons mystérieuses, de foule internationale, de prostituées rieuses, d’hommes patibulaires, de visages sans nom, de bouches muettes et de regards complices.

Cependant au fur et à mesure que l’histoire devient intérieure, elle stagne et perd de sa vivacité. Les intrigues internes sont somme toute assez prévisibles. Les gangsters sont assez peu crédibles, Gabin, avec sa voix de fausset et sa tête de gros nounours en premier – seul Carlos, incarné par Gabriel Gabrio, a une vraie bouille de tueur. L’inspecteur Slimane, fourbe et double, y prend plus de place : sa position intermédiaire, à la fois dedans, car seul flic autorisé au milieu du gang, et dehors, car flic quand même (d’où la réplique de Gabin, toute en paradoxe, agrémentée de sa gouaille parisienne portée par les très bons dialogues de Henri Jeanson : « tu portes ta carte d’inspecteur sur la figure, avoir l’air d’un faux jeton à ce point-là, j’te jure que c’est d’la franchise »), lui concède une grande et étonnante liberté et lui permet de récolter les informations dont il profitera pour assumer un rôle de metteur en scène faisant pendant à celui de Duvivier. En effet, c’est lui qui, au moyen de sa patiente et sournoise ruse, tire les ficelles de l’intrigue et déplace les acteurs à sa guise, du haut vers le bas, condamnant fatalement Pépé le Moko à la fin qu’il lui avait déjà annoncée.

En fin de compte, à l’instar de Pépé le Moko, on se sent enfermé, captif de cette Casbah et de sa monotonie. Duvivier retransmet bien cette nostalgie éprouvée par les expatriés (car, même si l’Algérie était alors française, elle demeurait au fond un pays étranger), avec comme point culminant la remarquable et très émouvante interprétation de Frehel racontant sa propre histoire et reprenant sa propre chanson, langoureuse plainte pleurant le Paris natal qui n’existe plus. La mélancolie tenace que nourrit Pépé le Moko, exacerbée par l’alcool, est aussi à relier à sa relation avec la gitane Inès auprès de laquelle il s’ennuie désormais et avec qui il se sent enfermé, pris au piège – symptôme principal du mélancolique. C’est elle d’ailleurs qui, avant de le suicider, lui fera passer les menottes pour éviter qu’il ne s’échappe, ce qui me fait penser que « menottes » se dit « esposas » en espagnol (‘épouses’), traduction qui veut tout dire au sujet de la relation maritale et me fait rire jaune. Quoiqu'il en soit, Pépé le Moko dans un dernier élan vertical, voulant s'extraire du labyrinthe tant physique que mental, se brûle les ailes, sorte d'Icare en mode gangster prisonnier du game.


Marlon_B
7
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le 2 févr. 2024

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Marlon_B

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