Pepperminta
5.9
Pepperminta

Film de Pipilotti Rist (2010)

C'est toujours le bon moment pour naître !

Pepperminta, c'est l'art contemporain qui s'aventure sur le terrain du cinéma. Une tentative d'oeuvre hybride, entre le film d'artiste et le film d'auteur. L'appréciation de cette expérience singulière diffèrera grandement selon qu'on connaît ou non le travail de la plasticienne Pipilotti Rist. Je n'en avais pour ma part jamais entendu parler, mais j'ai bien reconnu, en Pepperminta, le désir d'interroger, de bousculer, voire de choquer, souvent à l'oeuvre dans l'art contemporain. Par ailleurs l'article ci-dessous constitue une mine d'informations sur le travail de cette vidéaste :
https://journals.openedition.org/decadrages/232


Disons-le d'emblée : cette tentative est une réussite. Le film parvient à développer une trame narrative suffisante pour qu'on puisse parler de cinéma, tout en utilisant sans concession les moyens esthétiques habituels de l'artiste.


Même si l'argument tient sur un timbre-poste, il y a bien une histoire : une petite fille rêveuse et créatrice se voit enjoindre par sa grand-mère de ne jamais se censurer sur ses envies, aussi folles soient-elles.



Fais toujours ce que tu n’oses pas et regarde ce qu’il se passe.



La phrase pourrait servir de manifeste à n'importe quelle école d'art, où l'on pousse au maximum à la créativité, à faire fi des conventions. Mais je suis en train de sortir du format timbre-poste : donc, cette petite fille devient grande, continue à n'en faire qu'à sa tête et entraîne dans cette aventure de joyeux compagnons. 4 pour être précis : un obèse hypocondriaque (qui porte un masque sur le visage ! j'écris cet article en pleine crise du Covid-19), une jeune femme incapable de sourire, une vieille femme qui n'attend plus que la mort et un Noir asservi dans la cuisine d'un grand restaurant. Cette joyeuse troupe va faire la révolution. On pense furtivement au Magicien d'Oz, à Alice au pays des merveilles et à l'univers de Tim Burton, ou encore à celui de Terrence Gilliam, lorsque la troupe se jette dans une fontaine et ressort par la bonde d'une baignoire. Preuve que l'on a bel et bien un pied dans le cinéma.


Cette ode à la liberté, au lâcher prise, est incarnée par les couleurs. Elles sont vives, saturées, envahissent constamment l'écran. Le film s'achève d'ailleurs dans une apothéose, une sorte d'orgie de couleurs, je dirais même une partouze envahie de rose et de rouge, où les corps se mêlent dans un tas indistinct. Car Pepperminta est aussi un appel à la sensualité, avec de nombreuses scènes où les corps se caressent, affrontant tous les tabous - celui de l'obésité puisque la plutôt jolie Pepperminta tombe immédiatement amoureuse du peu sexy Erwern, celui de l'âge, dans la scène où elle caresse voluptueusement le corps de la vieille femme. Comme pouvait le faire une Esther Ferrer qui, très âgée, donnait ses conférences toute nue !


A travers cette trame narrative, donc, le film s'inscrit bien dans une démarche d'art contemporain : nous mettre face à nos tabous, nos répulsions et les interroger. A cet égard, la place du sang menstruel est significative, ce tabou-là étant solidement ancré puisque depuis des millénaires les religions considèrent le sang des règles comme "impur". Pipilotti Rist n'hésite pas à le placer dans un calice, après en avoir suivi longuement le cheminement sur de blanches cuisses. Elle le fait boire à ses compagnons. Bon appétit ! La sensualité, c'est aussi la "bonne chair", comme le montre la scène du restaurant où les clients sont incités à sortir des mets traditionnels. C'est encore la proximité avec le monde animal, ainsi que le suggère le montage alterné de Pepperminta le nez dans l'herbe avec un sanglier en gros plan. Comme les étudiants dans l'amphi, nous sommes tous invités à nous abandonner à l'orgasme. Parfois, cela prend une tournure comique, par exemple lorsque Pepperminta lèche le bouton d'appel en bas de l'immeuble d'Erwern. Les éléments naturels participent également à cette sensualité : l'eau y a une grande part, mais aussi les fleurs, dans la scène tournée au milieu des champs à perte de vue des Pays-Bas.


Mais plus qu'à la contemplation - ce qui aurait probablement davantage placé le curseur du côté du cinéma -, le film appelle à la fantaisie débridée, pour stimuler la créativité. Une voiture devient ainsi oiseau, il suffit de ramer avec ses portières. Plus radical encore, il suggère que, pris dans nos conventions et nos interdits, nous ne vivons pas vraiment :



c'est toujours le bon moment pour naître.



A chaque instant, nous pouvons choisir la voie que nous propose le film. Les représentants des institutions - l'église, la police, les professeurs de l'université -, dont Pepperminta ne comprend pas le langage, sont balayés par nos joyeux drilles : attachés ensemble par leur cravate ou bombardés par une tornade de fraises. Le propos pourra paraître un rien naïf, ce n'est pas loin d'être mon ressenti, mais il faut reconnaître à ce Pepperminta des vertus rafraichissantes.


Alors évidemment, ces gros plans sur des orteils, ces images déformées, ces incrustations vidéos, ces couleurs criardes, ce n'est pas très beau. On peut même dire que c'est laid. La musique, synthétique, est d'ailleurs au diapason. C'est là que le film penche davantage du côté du film d'artiste qui, dans l'art contemporain, ne cherche pas la beauté mais à susciter une réaction. Le cinéphile devra en prendre son parti. Pour peu qu'il l'accepte, il reconnaîtra dans ce Pepperminta une expérience digne d'intérêt. Comme se révèle souvent (souvent ! pas toujours, je préviens les réactions) l'art contemporain : ni beau ni émouvant. Juste "intéressant".

Jduvi
7
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le 6 mai 2020

Critique lue 123 fois

Jduvi

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