Cette critique est remplie de spoilers et s'adresse aux personnes ayant vu le film.
L’idée de Phantom of the Paradise apparu à Brian De Palma lorsqu’il entendit une chanson des Beatles reprise en muzak, c’est-à-dire en chanson d’ascenseur. La transformation d’une création originale, pure et singulière en quelque chose de générique et impersonnel préfigure évidemment le destin tragique qui attend le personnage de Winslow Leach et de son œuvre ainsi qu’un thème majeur du film : celui de la perversion.
Le film puise énormément dans le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux et énuméré toutes les similitudes seraient vain tant elles sont nombreuses, d’autant que le film s’amuse à réinterpréter d’autres récits majeurs du folklore fantastique, le plus évident étant le mythe de Faust mais pas uniquement.
Le film s’ouvre sur une voix-off, celle de Rod Sterling, qui nous narre l’histoire mystérieuse de Swan, magnat de la musique, qui cherche une musique pour inaugurer son Xanadu du rock : le Paradise. Le monologue introductif se conclut sur ces mots: « This film is the story of that search, of that sound, of the man who made it, the girl who sang it... and the monster who stole it.” Le monstre mentionné ici n’est pas nécessairement celui auquel on pense au premier abord, et la question de l’apparence, des faux semblants est également proéminente dans l’œuvre tout comme celle de la dépossession. Inutile de le dissimuler ici, ce monstre c’est Swan.
Swan apparait très progressivement dans le film : d’abord hors champ en caméra subjective puis une voix, un gant blanc (évoquant le cygne) lorsqu’il entend pour la première fois la musique de Winslow Leach : sa cantate sur le mythe de Faust, une histoire de pacte avec le diable. Swan a jeté son dévolu sur l’œuvre de Winslow ; ce sera sa musique, et uniquement sa musique, qui inaugurera le Paradise.
Lorsque que Winslow comprend cela, il décide de se rendre chez Swan et la chanson jouait par-dessus (Never thought i'd get to meet the Devil) nous laisse déjà comprendre quelle est la véritable nature de Swan. (Cette musique est d’ailleurs absente de la bande originale du film pour une raison qui m’échappe et c’est bien dommage.) Lors de cette scène, nous voyons le corps de Swan pour la première fois : introduit par une fumée rouge et à travers le reflet d’ un miroir. Ceci est tout sauf un hasard.
Après avoir été littéralement broyé, défiguré par l’industrie, Winslow ressuscite et devient le Fantôme. La notion de résurrection est peut-être exagérée mais elle me permet d’introduire le troisième personnage central du film : Phoenix. Winslow tombe amoureux d’elle et c’est cet amour pour elle et la conviction qu’elle seule est digne de chanter sa musique qui le maintient en vie. Phoenix représente évidemment la pureté, la beauté artistique dans ce monde régie par le show-business. Winslow étant la figure tragique du film, c’est aussi cet amour qui le fera pactiser avec le diable.
L’une des grandes scènes du film est celle où Swan rend sa voix au Fantôme (l’ironie étant que c’est Paul Williams qui reconstitue sa propre voix, et par ailleurs vole sa propre musique dans le film). C’est le mythe de Frankenstein qui est convoqué ici, et il le sera à nouveau dans le show du cygne de Beef. Il n’est cependant pas question de transgression scientifique ici mais de technologie. Winslow est devenu le Fantôme à cause de Swan, il est son créateur et leurs destins seront bientôt liés et scellés à jamais. Il est également possible de dresser une mise en abyme du metteur en scène chez Swan : il choisit les musiciens (comédiens), il mixe le son et surtout il est omnipotent, il a des caméras (des yeux) partout qui enregistre tout. Le Fantôme représente quant à lui la figure de l’acteur : il se costume, utilise des accessoires et peut désormais moduler sa voix. Je me sens obligé de tendre un parallèle avec une autre de mes œuvres favorites à savoir le manga Berserk. En effet, le masque de volatile qu’arbore le Fantôme fut la grande inspiration pour le casque de Griffith, personnage ô combien faustien de l’œuvre de Kentaro Miura.
Vient donc la scène du pacte, ou plutôt du gigantesque contrat remplis de clause, car il ne faut pas oublier que Phantom of the Paradise est aussi une critique acerbe de l’industrie de la musique et plus généralement du Showbiz. Les plus attentifs remarqueront qu’une caméra enregistre la scène et ce détail préfigure la grande scène révélatrice du climax mais un indice nous est déjà glissé dans la courte scène qui suit où Swan regarde l’enregistrement de la scène et où sa voix sonne très étrangement. Swan quitte le Fantôme sur ces mots : « And now we're in business. Together... forever. » Tout est dit.
Ensuite, Swan dupe à nouveau Winslow, il n’a pas l’intention d’inaugurer le Paradise avec Phoenix mais le Fantôme l’y forcera. Là à nouveau, cela se retourne contre Winslow car Swan séduit et pervertit Phoenix, la tentation de la célébrité étant irrésistible. Après sa musique, Swan vole le grand amour du Fantôme, sa véritable voix, dans une scène déchirante où la pluie dessine sur le visage du Fantôme une infinité de larmes. Il essaye de mettre fin à ses jours mais il ne peut pas mourir, son contrat prend fin avec Swan et tuer Swan est impossible aussi car il est également sous contrat. Phoenix, elle aussi, est sous contrat dorénavant comme nous le découvrirons à la fin du film.
Aussi bien pour le climax du film que de l’inauguration du Paradise, le plan de Swan est de tuer Phoenix en direct pendant leur mariage sur scène. C’est un sniper posté en hauteur qui en est chargé et cela évoque bien sûr l’assassinat de JFK, le grand traumatisme d’une nation y compris pour le jeune Brian De Palma, et qu’on retrouvera dans d’autres de ses films et notamment dans Blow Out, sept ans plus tard.
C’est dans les archives de Swan que le Fantôme y trouve son contrat, sous forme d’enregistrement vidéo. On y découvre un Swan plus jeune souhaitant mettre fin à ses jours car il vieillit. Au moment où il s’apprête à s’ouvrir les veines, son reflet dans le miroir en face de lui se dissocie dans une lueur rougeâtre : le diable fait son apparition, lui offrant la jeunesse éternelle. En contrepartie, c’est l’image enregistrée qui vieillira à sa place et dont il sera contraint de regarder l’enregistrement tous les jours. Le film, comme évolution logique, remplace la peinture du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Si l’enregistrement venait à être détruit alors le contrat prend fin : « When it goes, you go. »
L’enregistrement lui-même semble surnaturel, si le premier plan est concevable car on voit bien la caméra dans le contre-champ, le contre-champ lui ne fait pas sens. Tout l’enregistrement est cadré, monté, découpé comme un film. Un film dans le film, un cadre dans le cadre : nouvelle mise en abyme.
Toute cette scène représente à elle seule l’essence même du cinéma tel que l’a théorisé André Bazin : le cinéma comme désir de préservation, comme désir d’immortalité. Elle pose aussi la question du vrai dans l’image de cinéma. Si c’est l’enregistrement, autrement dit le film qui vieillit à la place de Swan, alors le Swan que l’on aperçoit pendant tout le film (et très régulièrement à travers des miroirs, notamment dans la scène des coulisses avec Phoenix) n’est qu’illusion, n’est qu’un reflet du véritable Swan, capturé éternellement dans l’enregistrement vidéo. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le visage de Swan n’apparait pas non plus sur la Une du journal annonçant ses fiançailles avec Phoenix. Alors le vrai résiderait dans l’image de cinéma, celle qui vieillit ou est-ce qu’une illusion de plus, un film dans le film : un mensonge dans le mensonge ? Après tout, certains disent que le cinéma c’est 24 fois la vérité par seconde, d’autres 24 fois le mensonge.
Au final, l’enregistrement brûle et les masques tombent. Le véritable monstre n’était pas Winslow évidemment et Phoenix le réalise à ses derniers instants au milieu d’une foule en délire. « That’s entertainment ».
Ce film est un véritable conte intemporel et tragique, doté d'une énergie folle et d'une richesse infinie qui me fascine depuis mon premier visionnage et qui me fascinera toujours.
The Hell of It