Depuis le 24 février 2022, l’invasion militaire lancée par la Russie contre l’Ukraine occupe notre quotidien, par le biais des informations, ouvrant une brèche inquiétante : la guerre sur le continent européen peut donc quitter les sphères du souvenir, de la fiction et des appréhensions pour s’inscrire à nouveau dans le réel. Alors que les Ukrainiens craignent de passer à l’arrière-plan, du fait de l’attaque lancée contre Israël par le Hamas, le 7 octobre dernier, la sortie de ce documentaire exceptionnel réalisé par Maciek Hamela est d’autant mieux venue.
Exceptionnel, ce long-métrage du producteur et réalisateur polonais, originaire de Varsovie, l’est à plus d’un titre, en nous donnant à voir, presque à vivre cette guerre, à la fois de l’intérieur et à sa périphérie : dès le début du conflit, le jeune homme, qui, depuis, a déjà effectué plus de cent mille kilomètres, a participé à l’évacuation de civils ukrainiens en les recueillant à bord de son van pour les emmener vers la Pologne, en terre pacifique. Le dispositif cinématographique est simple : la caméra se trouve tantôt posée à l’avant du véhicule, braquée vers l’arrière, tantôt tenue par différents auxiliaires pour permettre un regard vers l’extérieur ou accompagner le chargement ou déchargement des passagers. Une île, mobile, lancée à pleine vitesse à travers l’enfer, comme une balle. Ainsi se présente le van conduit par Maciek Hamela, réalisateur, conducteur et sauveteur !
Arche de Noé des temps modernes, donc sur roues, à l’intérieur de laquelle les passagers se confient, ou bien se taisent, s’abandonnent enfin au réceptacle qui les conduit vers la sécurité. La guerre est toutefois encore présente, dans les récits, mais aussi sur la trajectoire du véhicule, à travers des chars abandonnés, défaits de leur efficacité guerrière, ou sur la route elle-même, minée, donc contraignant à faire demi-tour, ou bien fraîchement défoncée par un bombardement qui permet de mesurer la permanence du risque.
L’humanité qui compose ce fragile radeau de la Méduse emmené par un sûr nautonier est de tous âges, depuis des babouchkas emmitouflées jusqu’à de très jeunes enfants, étonnamment calmes, étonnamment sérieux, qui contemplent avec gravité le paysage et semblent ne plus s’étonner d’aucun événement, tant ils en ont déjà vu... Une espièglerie peut toutefois heureusement pointer, dans une complicité avec le conducteur. Comme lorsqu’une petite fille singulièrement vive, et qui a compris le jeu de monde, offre sans le savoir son titre au film, en détournant le jeu enfantin « Pierre, feuille, ciseaux » et en le convertissant, dans un grand éclat de rire, en un « Pierre, feuille, pistolet » qui lui permet de gagner systématiquement. C’est cette même petite fille, d’une espièglerie décidément très créatrice et généreuse, qui réconcilie avec les sons une autre petite, plongée dans le mutisme depuis un bombardement. Invitée par son aînée à se pencher sur des livres d’animaux, cette dernière produit soudain quelques phonèmes émerveillés pour mimer l’expression animale…
Car les animaux ne sont pas absents, comme il se doit, de cette Arche de Noé : parfois emmenés par leur maître, lorsqu’il s’agit de chats, ou évoqués avec émotion par ceux-ci, lorsqu’ils ont dû être laissés sur place dans cet exode, tels des chiens, ou encore une vache, à qui de grandes facultés de compréhension et d’émotion sont prêtées, et dont la simple évocation tire aussitôt des larmes à sa propriétaire…
Pour son premier long-métrage, Maciek Hamela livre un témoignage bouleversant d’humanité, tout en apportant une nouvelle fois la preuve que la réalité, si humble soit-elle, est tout aussi riche et innovante que la fiction, pour qui sait prendre le temps de la contempler ; et de la saisir.
Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/pierre-feuille-pistolet-film-maciek-hamela-avis-10064819/