Playtime ou la critique post-moderniste

I. Esthétique architecturale et construction de l'image dans Playtime


Pour Playtime, Jacques Tati a entièrement construit le plateau de tournage à Saint-Maurice dans le Sud-Est parisien. L'espace du film s'organise autour de cinq composantes architecturales majeures : un complexe de bureaux, un aéroport, le restaurant Royal Garden, un drugstore et le rez-de-chaussée d'un immeuble de résidences. Bien que différentes dans leurs utilités normées, toutes ces architectures revêtent exactement la même esthétique que l'on pourrait comparé au Bauhaus (« Maison de la construction »). En effet, ici toutes constructions se résument en de très hauts parallélépipèdes rectangles ou carrés aux différentes nuances de gris, comme d'innombrables blocs s'accumulant les uns à côté des autres. D'une certaine façon et comme l'avait annoncé Serge Daney : « Avec Playtime, Tati construit la Défense avant que la Défense n'existe »1. La décision de tout construire de A à Z a permis à Tati d'acquérir un contrôle complet sur l'aspect moderniste de l'environnement qu'il présente qui, en conséquence, devient une réflexion condensée des configurations cruciales de la ville qui devient un personnage prégnant du film.


Cette ville dystopique que nous appellerons Tatitown pour référencer au bilinguisme ambiant dans le film, porte aussi le constat dans son esthétique futuriste du deuil d'un environnement spatial révolu. En effet, l'immeuble Bauhaus omniprésent semble représenter, telle une synecdoque, une nouvelle ère architecturale, l'avenir de l'urbanisme mondialisé. Alors que des posters touristiques placardés un peu partout montrent le fameux immeuble cacher aux ¾ différents monuments historiques de différentes villes européennes (Londres, Berlin, Copenhegan), deux touristes américaines se contentent de photographier mécaniquement celui qui occulte l'Obélisque de la Concorde comme si il tenait lieu, seul, de référent culturel et historique national.


Tati va plus loin dans la satire lors de la scène de la foire aux objets technologiques « innovants » dans laquelle est présenté le « thro-out bin » en forme de monument athénien. Ici, le message est clair : les monuments historiques sont juste bons à servir de récipients à ordures.


Dans ce nouvel espace, les hommes vivent dans un ordre des choses factice, comme il est en mention dans la Caverne de Platon, prenant en réalite ce qui n'en est qu'une pâle copie.En effet tout ce qu'il reste, en l'état, des monuments parisiens ce sont des réflexions sur des portes des immeubles.Et si le regard de Barbara sur l’image de l’Arc de triomphe est nostalgique, c’est que, pour poursuivre sur le récit platonicien, nous sommes en deuil de l’essence des choses. Et les reflets ne sauraient nous consoler, sinon de manière illusoire.


Mais la construction de l'espace dans Playtime ne se réduit pas à l'architecture mais à tout un travail du cadre et des mouvements qui sera explicité ici.


Dans le film, le cinéaste semble doubler l'architecture de l'espace et la transposer dans l'organisation du cadre en concentrant ses personnages à l'intérieur même de formes géométriques rectilignes, fermées et identiques. Les cubicales que Monsieur Hulot observe en plongé alors qu'il cherche inlassablement le directeur pour son entretien prennent la forme d'un labyrinthe dans lequel les personnages semblent tout à la fois perdus et pourtant tout à fait organisés, répétant des gestuelles mécaniques. L'omniprésence du sur cadrage sert donc à mieux enfermer l'individu, à l'isoler. Le film alterne entre des espaces immenses dans lesquels l'individu se perd à des endroits confinés qui l'écrasent.


L'omniprésence du verre, selon Peter Scheerbart devait amener une ère nouvelle et " détruire la haine ". A défaut de « détruire la haine » la sur-présence de verre dans Playtime met à bas toute forme d'intimité et réduit l'humain à un simple modèle, un mannequin qui ne vit que à travers le regard de l'autre et sa propre réflexion. Tati met en place un jeu des reflets et de la transparence, matérialisé par les innombrables vitres que l’architecture moderne se plait à utiliser jusqu’à l’overdose. Une vitre a cette curieuse propriété d’offrir à la vue un champ / contre-champ ; on y voit à travers tout en percevant son propre reflet. D’un point de vue politico-symbolique, elle a donc une double fonction.


D’une part, c’est un instrument qui permet de tout voir, une force coercitive exercée sur des individus qui ne peuvent se soustraire au regard d’autrui. Si une caractéristique fondamentale ne lui faisait défaut (la possibilité de tout voir sans être vu), ce serait l’instrument idéal de l’idéologie du panoptisme longuement analysée par Foucault3. A force d’être visibles depuis la rue, les comportements tendent à être normés, les gestes répétitifs et mécaniques. Comme à l’usine. D’autre part, la vitre, en nous renvoyant sans cesse notre reflet transparent, participe d’une illusion propre à la modernité – au sens où celle-ci n’aurait de cesse de nous éloigner de nos sensations primitives.


La sur-présence des vitres est particulièrement présente dans deux scènes du film. La première étant quand Monsieur Hulot cède à son « ami » de l'armée et l'accompagne chez lui prendre un verre. A la manière des cubicales administratifs, les appartements sont agencés tels des cubes identiques ouverts sur l'extérieur grâce à de grandes baies vitrées. Le dispositif filmique étant placé à l'extérieur pendant toute la scène,nous sortons donc de l'intimité de l'appartement, du familiale pour n'être que témoin d'une mise en scène répétée à l'infinie dans laquelle les personnages jouent inlassablement le rôle de leur vie. Bien évidemment, le spectateur ne peut entendre les échanges ce qui empêchent tout accès à d'éventuels dialogues qui lui permettrait d'apprendre à connaître les personnages. L'intime est alors noyée dans un appât de saynètes d'expositions de vie pré-définies, telles des vitrines de magasins. Et, bien évidemment, à l'intérieur de ces vitrines, la seule activité conjointe que les « mannequins-acteurs » ont à faire est de regarder la télé, afin de distancier toujours un peu plus la réalité et de mettre en abyme l'aliénation à l'écran qu'ils subissent. Tati décide même de filmer la scène de façon frontale en demi-ensemble afin de donner l'illusion que les personnages de l'appartement de gauche n'observent pas la télé mais ceux de l'appartement de droite, renforçant un peu plus l'effet d'illusion.
Dans la seconde scène, plusieurs artisans tentent de monter une vitre en se déplaçant de manière incongrue ce qui donne lieu à une scène de pantonymie burlesque. Plusieurs piétons s'arrêtent pour les regarder avec fascination car ici encore ils sont cadrés à travers une vitre. Ce n'est donc plus l'objet qui porte un intérêt intrinsèque ici mais sa transparence, sa visibilité indirecte et donc son illusion. Le fait que deux jeunes loubards décident d'accompagner le spectacle avec des bruits gutturaux (musique) renvoi à ce que le film laisse à voir de ce qu'il reste de l'art.


Dans Playtime, Jacques Tati propose un travail du champs/contre champs assez original puisqu'il donne une impression de double temporalité dans laquelle les deux champs se passent simultanément, comme si le point de vue donnait à voir un angle puis un second au même moment alors que les différentes entrées de personnages dans le cadre suggèrent une évolution temporelle. Cette perte des repères temporelles induite par la mise en place d'un trouble spatial se répètent alors de la scène de pré-entretient de Monsieur Hulot. En effet, le directeur émerge de l'arrière plan et avance sans cut à travers le très long couloir jusqu'au premier plan. L'espace semble alors se replier sur lui-même et le temps de s'allonger à cause de cette captation en continue déstabilisante.
Toute l'organisation spatiale du film, qu'elle soit architecturale ou au niveau du travail du cadre sert la construction d'une population qui semble aliénée à son environnement.
Dans cette grande cité cosmopolite fictionnelle, le spectateur suit majoritairement un groupe de touristes américains, de prime abord, présenté telle une masse indiscernable qui se dissolue au fur et à mesure dans la ville. L'image du touriste est fortement prégnante puisqu'elle renforce l'absence d'identité de l'espace : d'une certaine façon tout le monde est touriste à Tatitown, sans réels repères, se fascinants d'artefacts illusoire à coup de photographies et se laissant balloter dans la masse indifféremment tout en suivant un cheminement pré-définis mais totalement chaotique (comme en attestent les marquages incompréhensibles des routes). C'est, d'ailleurs, à travers les mouvements des touristes que le spectateur accède d'un lieu à un autre. L'espace se réduit alors une seule grande scène théâtrale dont la ville est le décors, dans laquelle l'action unique du mouvement absurde a lieu.


Il est manifeste, à la lumière de cette analyse, que Jacques Tati décrit un premier pan d'une crise chaotique moderniste à travers une construction spatiale intra et extradiégétique aliénante qui tend à assimiler les personnages en une entité unique en perte d'identité. La scène du Royal Garden se présente comme un climax à partir duquel toutes les illusions commenceront à s’effriter. A mesure que les édifices céderont, que toutes les installations partiront en ruines, les personnages eux aussi s'abandonneront à la débauche. D'une certaine façon, à une approche « post-moderniste » de l'existence vouée au culte du plaisir. L'apothéose arrivera à la scène finale alors qu'un rond point est transformé en carrousel géant, altérant la linéarité spatiale en une circularité féérique, au cœur d'une fête foraine urbaine colorée. Tati propose alors une brèche d'aération à l'intérieur de ce fatum sociétal.


II. Une construction sonore cacophonique : l'éloge du brouhaha


On a beaucoup caractérisé Tati par son rapport original et innovant au son et aux bruits. Il donne ainsi une importance particulière au brouhaha, à l’inintelligible.
Dans cette particularité d’abord étrange à l’oreille du spectateur, c’est tout un message qui est encore délivré par Tati. Il expliquera lui-même que c’est de ces sons-là que la vie est faite, et c’est cette impression de vie fourmillante que Tati cherche à capturer. Les bruits de la vie quotidienne, ce sont ceux du métro, des gares, des rues ; où l’on capte une question sans en connaître l’origine, où l’on entend une réponse en devinant la question. Ce sont des éclats de voix, parasitées ou recouvertes. Les bruits des films de Tati, ce sont ceux de la vie quotidienne, accentués par un trait d’humour et une dose d’ironie.
Le traitement sonore dans l’œuvre de Jacques Tati est une matière intertextuelle qui traverse une grande partie de sa filmographie, faisant résonner ses films entre eux à la manière du personnage canonique de Monsieur Hulot. Dans Les Vacances de M. Hulot, le premier gag du film est basé sur une dérision du texte avec ces haut-parleurs de la gare délivrant un message incompréhensible qui fait errer les voyageurs entre les voies à la recherche de leur train. Dans Mon Oncle, les bruits accentuent la séparation des « deux » Saint-Maur : d’un côté, le chant de l’oiseau, les aboiements des chiens, le trottinement du cheval ; de l’autre, le claquement des portes, les ordres aboyés et le trottinement de la secrétaire sur les dalles. Par ailleurs, Jacques Tati s’attache à démontrer que le son, le bruit et l’intonation donnent autant d’indications que des paroles distinctes – dont Tati n’est pas plus friand que Chaplin.
Michel Chion disait que Tati est « de ces gens qui ne cessent jamais de s’étonner et de rire du caractère arbitraire et sans discussion de la liaison entre les choses à voir et les choses à entendre »4. Michel Chion fait ici référence à la pratique post-moderniste de la dijonction entre l'image et le son qui parcours les films de Tati et notamment Playtime. Dès l'incipit à l'aéroport, Tati trompe le spectateur en présentant au premier plan un landau (qui s’avéra être un caddie) et simultanément un cri de bébé émergeant de l'arrière plan et donc vraisemblablement acousmatisé. Le réflexe du spectateur sera alors par déduction logique de désacousmatiser le son du cri à l'objet visuel présent dans le plan créant ainsi un malaise puisque l'image et le son ne sont pas sur le même plan. Le même procédé est repété un peu plus loin quand l'aboiement d'un chien se fait entendre dans l'espace du premier plan (proche caméra) et qu'à ce même moment une vieille femme sera montrée, au second plan caressant un petit sac, habituellement utilisé pour transporter les petits chiens.


Dans Playtime, le traitement de la voix et des dialogues est tout aussi original. Dans son ouvrage La voix au cinéma5, Michel Chion hiérarchise les sons et définit le cinéma comme voco-centriste. En effet, la voix est censée représenter l'âme humaine, sa spiritualité, sa psychologie. Ceci explique la prévalence des dialogues dans le cinéma classique.

Mais dans Playtime, la plupart des dialogues ne sont pas audibles ou inintelligibles et laissent la préférence à des bruits de machineries amplifiées . La voix humaine semble perdue dans une cacophonie technologique. Il est cependant à noter que seules les voix perçues à travers des microphones ou des téléphones sont audibles (les voix « on the air »). Il semblerait alors que pour « se faire entendre » dans le monde de Tatitown, l'humain doive s'hybrider à la technologie.
Comme il l'a été mentionné dans la première partie de cette analyse, les personnages de Tatitown sont des touristes et, dans cette ère de pré-mondialisation, il est donc normal que la langue dominante soit l'anglais. Ce bilinguisme (voir trilinguisme avec l'allemand) maladroit « How do we say Drugstore in french » mais néanmoins omniprésent renforce cette idée d'absence de racines et de perte identitaire. De plus, l'anglais étant la langue économique mondiale, toutes les innovations technologiques présentées sont nommés en anglais ou nécessitent la pratique de la langue.
Ici encore, cela crée un décalage avec l'ancienne génération symbolisée par Monsieur Hulot qui peine d'autant plus à comprendre ce qu'on appelle le « progrès ». Dans son adaptation du scénario de Jacques Tati, L’illusionniste, Sylvain Chomet fait, en 2010, référence à ce malaise diglossique avec l'anglais en présentant un Taticheff en peine de comprendre le moindre mot du patois écossais et encore moins de se faire comprendre.
La scène qui résume le plus correctement l'absurdité contradictoire que revêt la matière sonore dans le film est indubitablement celle de la foire aux innovations technologiques dans laquelle un commercial allemand hurle hystériquement sur un monsieur Hulot abasourdi à propos de l'aspect innovant de la « soundproof door » [Slam your door in golden silence]. Toute l'énergie humaine est gâchée par l'effort technologique gratuitement targuée d'innovante au profit des rapports humains déchus.

Speculoos93
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le 28 mars 2018

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Solweig Cicuto

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