On ne saura pas grand-chose de Linnea, connue à la ville sous le nom de Bella Cherry. On saura qu'elle est suédoise, qu'elle a 19 ans et qu'elle vient tranquillement s'installer à Los Angeles pour être la nouvelle grande star du porno. Elle est jolie mais pas trop, ingénue mais sûre d'elle. Elle parle peu, mais elle agit beaucoup.


Le film, sous couvert de nous parler de l'industrie du porno grâce à une narration quasi-documentaire, a ceci de remarquable qu'il nous montre ce que c'est que d'être Linnea / Bella Cherry. Ninja Thyberg, réalisatrice que je découvre dans ce petit bijou, évacue d'entrée de jeu la question de la pudeur. Linnea est nue tout de suite, se rase le sexe dans sa baignoire, et on vit à travers ses yeux son premier tournage américain. Pendant tout le film se produira la même bascule: dans la vie, on regarde Linnea, et sur un tournage, on est Linnea. On voit se tordre les faciès des mâles, curieusement simiesques -- le casting est génial, tous les hommes ont des trognes repoussantes --, on les voit avancer leurs bras et leurs torses énormes, veineux. Le film, globalement, est traversé de bout en bout par la question de ce qu'il y aurait de si désirable dans le désir. Est-ce qu'au bout du désir, ce ne serait pas de la laideur?


Cette même question dessine la trajectoire du personnage de Linea. Un personnage estompé, modelable comme une glaise, dont on ne voit que la volonté inébranlable -- et ce qu'il y a de beau, c'est qu'on ne la comprend pas. On ne comprend pas ce qu'elle cherche dans ce monde dont le luxe, la vulgarité et même la bienveillance deviennent assez vite des attributs de l'horreur (beaucoup de dialogues exceptionnels, qui mettent en scène différents degrés d'une douceur factice). Elle est pourtant ancrée en elle-même, elle existe avec une grande densité, déploie toute la puissance de son ambition. Mais cette ambition, qu'est-ce que c'est? On la regarde grimper les échelons, expliquer à son futur agent (l'agent le plus convoité de la ville, qu'elle a finalement réussi à atteindre) qu'elle ne fait pas ça pour l'argent, et franchement, on la croit. Plus tôt dans le film, on l'a vue justifier sa décision de quitter la Suède pour les Etats-Unis par son envie de baiser, et là, franchement, on ne la croit pas. Linnea n'est pas vraiment séductrice, et son rapport au sexe est strictement professionnel. (D'ailleurs, ça semble être aussi le cas, quoiqu'un peu moins, de ses colocataires, toutes actrices porno.) L'antiphrase du titre, rendue sensible dès l'affiche, le laissait de toute façon présager : tout plaisir sera absent de ce film.
Quant à l'envie de quitter son pays natal que l'on pourrait comprendre par une aspiration aux strass et au glamour de Los Angeles, on oublie aussi cette hypothèse : à sa coloc qui lui demande si elle n'a pas envie de voir autre chose de la ville que des plateaux de tournage, elle répond non, et sa mère, à qui elle se plaint qu'aux States c'est tous des cons, lui rappelle qu'elle pensait auparavant la même chose de la Suède.
Alors cette ambition, qu'est-ce que c'est? Eh bien, on ne sait pas. On ne saura pas. On éprouvera la fascination / répulsion de Linnea pour les appareils photo et les caméras, on se laissera ligoter avec elle et suspendre comme un gigot, on serrera les dents en se sentant remuer deux vîts dans le fondement, et on ne saura pas pourquoi. D'aucuns pourraient y voir une faiblesse d'écriture, une incapacité à camper un personnage crédible. Ce serait sans compter le contrepoint parfait formé par l'écriture des dialogues (une dentelle, une finesse constante qui explore toute la tessiture de l'ambigüité) et la performance inouïe de Sofia Kappel dont on apprend au passage que c'est la première expérience cinématographique, ce qui commence à faire croire à un miracle.
Ce personnage n'est pas creux, c'est un creux, et c'est justement ce qui lui donne toute sa plénitude. Ancrée mais creusée de l'intérieur, habitée par un vide (qui ne saurait être comblé par la révélation d'un trauma, puisque très tôt dans le film elle déconne sur l'idée qu'elle aurait été violée par son père, ce qui fait s'effondrer dans la tête du spectateur tout espoir d'une explication simple), elle finira par exprimer une dernière fois son désir de vivre cette vie-là en disant : c'est l'aventure. Cette aventure dont elle s'est rendue victorieuse (puisque dans la dernière scène, le creux est devenu plein : elle a enfilé un gode-ceinture et humilié, à son tour, une rivale lors d'une scène) et qui n'est qu'une errance, la perte de soi dans les labyrinthes infinis d'un jeu qui va toujours plus loin ("c'est pour de faux", disent ses partenaires masculins quand elle craque lors d'une scène hardcore") et qui résonne avec la dernière phrase de la nouvelle Le jeu de l'auto-stop de Kundera, lorsque la femme, au lit avec son compagnon qui a poussé trop loin le jeu de rôles et continue de la prendre pour son personnage, sanglote en se chuchotant à elle-même: "je suis moi, je suis moi, je suis moi."

ClémentRossi
9
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le 25 avr. 2022

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Clément Rossi

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