Trois ans après La danza de la realidad, où le réalisateur raconte ses souvenirs d'enfance dans la petite ville chilienne de Tocapilla où ses parents, juifs ukrainiens, ont immigré pour fuir les pogroms, Alejandro Jodorowsky continue d'écrire son long poème autobiographique avec Poesía sin fin. Ce dernier film s'inscrit dans la continuité du premier – la séquence d'ouverture est, par ailleurs, la suite directe de la séquence finale de La danza de la realidad – tant sur le plan artistique que biographique ; et comme dans le premier, Jodorowsky n'a de compte à rendre à personne : il passe sous silence certains aspects de sa vie pour ne se concentrer que sur ses souvenirs les plus marquants et fantasmer son passé.


Après son départ de Tocapilla, la famille Jodorowsky s'installe à Santiago du Chili, capitale en pleine effervescence où le jeune Alejandro décide de devenir poète. Sous nos yeux, le réalisateur redresse ou refabrique ses souvenirs de jeunesse : des hommes en noirs dressent le décor, s'ameublissent presque en s'emparant d'objets ou en parant les personnages, comme autant de trous noirs qu'une vieille mémoire ne peut combler. Alejandro Jodorowsky, 87 ans, n'a rien perdu de sa créativité : ses souvenirs se bousculent, marchant les uns sur les autres, s'enchâssent, donnant naissance à des scènes fantastiques et magnifiques tant elles sont irréelles. La danza de la realidad et Poesía sin fin sont des objets cinématographiques à part, empreints d'un traitement esthétique rare et d'une cohérence édifiante pour ce qui concerne la retranscription cinématographique de souvenirs ; la mémoire étant imparfaite, les souvenirs s'y confondent et s'en trouvent parfois sublimés, ce qui semble être le cas de la plupart des scènes de ces films.
On voyage dans les méandres du Santiago jodorowskien des années 1950 où l'on rencontre les plus grandes figures de la poésie chilienne du XXème siècle : Stella Diaz Varín, poétesse aux cheveux rouges, détonante, qui dépucelle (artistiquement, sans doute) notre poète, Enrique Lihn, un ami presque un frère, et Nicanor Parra, son aîné. Avec ses amis artistes, Jodorowsky vit follement et doute aussi parfois jusqu'au jour où il décide de rejoindre André Breton en France et de « sauver le surréalisme ». Dans une scène finale poignante, Jodorowsky, sous le signe de la mort, réinvente ses adieux avec son père mal-aimant qu'il ne reverra plus, laissant échapper un soupçon de regret :



« En ne me donnant rien, tu m'as tout donné ».



L'homme qui a un jour eu l'énergie de vouloir réaliser le plus grand film de tous les temps – dont le documentaire à ce sujet, Jodorowsky's Dune, réalisé par Frank Pavich, est une ode à la créativité – n'a rien perdu de sa superbe ; et on se prend à rêver que Poesía sin fin n'est pas un point final, que « Jodo » continuera d'écrire son poème autobiographique pour nous ravir d'un film contant son arrivée à Paris ou ses débuts au cinéma.

Menulis
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le 8 oct. 2016

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