Le cinéma, ce n'est pas une reproduction de la réalité, c'est un oubli de la réalité. Mais si on enregistre cet oubli, on peut alors se souvenir et peut-être parvenir au réel.
Citer du Godard, en voilà une belle façon d’introduire une critique. Tout spécialement lorsqu'il nous parle avec sagesse du réel. Et surtout amusant dans la mesure où Polytechnique, contre toute attente, se joue de la réalité.
Car il semble que Denis Villeneuve, et c’est tout à son honneur, savait qu’illustrer l’incompréhensible serait vain. Ce n’est pas un américain. Comprendre ne l’intéresse pas. Il veut que nous sachions, que nous ressentions ce que lui, et une génération entière de jeunes québécois, a vécu au travers de cet événement traumatique. Ainsi, dès la première scène, il s’éloigne de l'entrave filmique imposée par un réalisme étouffant pour ne plus centrer son film que sur une seule et unique chose : le silence.
La couleur est absente. L’explication est absente. La réalité est dissoute par un ensemble de procédés cinématographiques assumés (travellings, plans à l’envers etc…). Seul reste le bruit soudain et destructeur du meurtre gratuit. Cette déflagration d’horreur qui brise la cohue cantinière d’une université attendant Noël, qui interrompt brutalement l’exposé d’un élève sur la vision anthropique du monde, qui pousse les étudiants à faire les morts pour éviter un funeste destin, qui jette sur un lieu bouillant de vie la froideur d’un silence endeuillé.
Le film va suivre 3 personnages et unir leur destin au sein d’un puzzle de seulement 24h. Contrairement à Gus Van Sant dans son Elephant, Denis Villeneuve fait le choix de donner véritablement vie à ses protagonistes. En conformité avec sa démarche de détourner la réalité pour mieux la retranscrire, il va créer des parcelles de mise en scène entre eux (notamment au travers des objets) pour rendre tangible l’inéluctable, les ancrant dans une dimension purement cinématographique en admettant dès le début l’importante dimension fictive de son histoire (par le biais d’un panneau de texte). Mais cette volonté d’humaniser la tragédie en y distillant une certaine forme de pathos, bien que son traitement manque parfois grandement de subtilité, rend à mon sens Polytechnique bien plus puissant qu’un Elephant gouverné par la sobriété d’une poésie irréelle (des personnages qui ne disent rien et semblent déambuler sans but) : avoir des personnages humains permet l’identification, et donc l’émotion. Du moins ce fut aussi simple que cela en ce qui me concerne, étant passé à plusieurs reprises à deux doigts des larmes.
Car Denis Villeneuve sait que travestir la réalité au travers de l’œil irréel d’une caméra ne fait que la rendre plus violente, plus émouvante, et au fond plus tangible. En d'autres termes (et pour citer du Dumas), il viole l'Histoire mais lui fait de beaux enfants.
Il est désormais fait avéré (du moins en ce qui me concerne) que son cadre est l’un des plus puissants du cinéma contemporain, et la puissante (répétition utile) sobriété de ses plans suffisamment peu esthétisés pour ne pas sombrer dans la cinématographie pure (malvenue pour un récit de ce type) ne fait que confirmer l'intelligence des ses choix de mise en scène. Il ne tombe jamais dans un voyeurisme forcé (certains faits connus de la tuerie ne sont pas retranscrits dans le film), et orchestre l’horreur au travers de la multiplicité des perspectives narratives offertes par ses personnages. Il répète les scènes, rejoue la tuerie en changeant de point de vue et ancre peu à peu l’action dans un formalisme sobre et désespérément muet, bien plus effroyable que ne saurait l’être les cris et les pleures des victimes endeuillées.
Puissant, froid, émouvant et cauchemardesque de par la sobriété avec laquelle il traite le traumatisme de toute une génération, le film est une réussite indéniable. Denis Villeneuve est un très grand formaliste de la violence sourde, et son talent de metteur en scène ballait immédiatement la faiblesse (tout de même assez relative, il y a bien pire) de son scénario.
Polytechnique est le cri endeuillé de tous ceux qui se sont vus contraints au silence... Un cri que le réalisateur parvient à rendre symphonique.