Cent soixante. Si l’on se réfère à la filmographie glissée dans les pages du 698ème Kinema Junpo, il s’agit du nombre de films réalisés entre 1924 et 1959 par Hiroshi Shimizu, cinéaste prolifique s’il en est, capable de tourner une dizaine de métrages par an. Dix sont d’ailleurs signés en 1925, douze deux ans plus tard et treize, son record, en 1929. Sa vingtaine Shimizu l’a ainsi passée derrière la caméra dans les studios de la Shochiku, si bien qu’avant 1933, l’année de ses trente ans, le metteur en scène aura enregistré plus de quatre-vingt films. Sylve aujourd’hui plongée dans l’ombre d’un seul arbre, autre réalisateur né en 1903 : Yasujiro Ozu. L’éclipse de 2003 en est la parfaite illustration : à l’occasion de leur centenaire respectif, alors que les productions d’Ozu tapissent en nombre les écrans du monde, seul dix des films de Shimizu refont surface au Japon, puis à Hong-Kong un an plus tard, histoire de célébrer un cent-unième anniversaire à défaut d’avoir fêté le jubilé séculaire. L’ombre aura donc beau avoir tiré plus et plus vite, elle demeure largement méconnue, voire méprise : «Le monde de Shimizu est un monde ensoleillé au sein duquel la tristesse ne s’introduit que très rarement.» écrivait Alan Stanbrook (1) suite à la rétrospective dédiée à Shimizu dans les années 80 au Britain’s National Film Theatre. «Les films de Shimizu Hiroshi expriment toute la splendeur de la vie, incarnée par le spectacle des enfants dans leur propre rôle.» ajoutait, plus récemment, Sadao Yamane (2). Or, il apparaît bien difficile de s’accorder avec ces malencontreuses déclarations étant donné l’attrait du cinéma de Shimizu pour les «âmes damnées» comme l’écrit justement Wong Ain-Ling en 2004 (3), à moins bien sûr que la vue de malheureux enfants orphelins de guerre (Les Enfants du nid d’abeilles, 1948), abandonnés (Histoire de Jiro, 1955), malades, invalides ou encore délinquants (La tour d’introspection, 1941 et L’école Shiinomi, 1955) ne vous réjouisse. Imbroglios qui soulignent une bien piètre distribution, si ce n’est son absence, en France, par exemple. C’est pourquoi, en s’intéressant à Shimizu et plus particulièrement à Ornamental Hairpin, son 135ème métrage, je m’essaye humblement au lancer de pavé dans la mare, ce dans l’espoir de redonner un peu d’élan aux quelques messages embouteillés lancés par le web français (4).


JAPANESE GIRL AT THE PEARL HARBOR


Ornamental Hairpin s’ouvre au sein d’une épaisse forêt, sur une procession de voyageurs tachée par les quelques éclaboussures solaires que les denses feuillages n’ont su éponger. Entre les silhouettes mouchetées, Emi (Kinuyo Tanaka) et son amie Okiku (Kawasaki Hiroko), en sueur, se détachent du groupe, témoignent de la chaleur et de ses effets démaquillants. Fort heureusement, la station thermale vers laquelle elles se dirigent pour y passer un court séjour n’est plus bien loin. Là-bas, d’autres estivants se prélassent depuis, semble-t-il, bien longtemps. Parmi ces vacanciers de longue date, il y a : un grand-père (Kanji Kawara) et ses deux petits-fils (Masayoshi Otsuka et Jun Yokoyama), le jeune couple Hiroyasu (Shin’ichi Himori et Hideko Mimura), un érudit bougon (Saito Tatsuo), ainsi que Nanmura (Chishu Ryu), soldat ménagé, car blessé à la jambe.


Alors qu’il profitait des bienfaits du onsen, le militaire posera le pied sur une épingle à cheveux. Nouvelle douleur du griveton et colère chez les baigneurs dont les échos parviendront à la propriétaire : Emi, qui a depuis quitté l’auberge. La jeune femme culpabilise et décide de revenir sur le lieu de villégiature afin de présenter ses excuses à Nanmura. Le courant passe, Emi décide de rester aux sources, se joint au groupe et la politesse mue en amourette à mesure de la rééducation de l’infirme. Seulement tout à une fin et les vacances d’été, aussi étirées puissent elles être, ne font pas exception. Peu à peu, les membres du joyeux groupe quittent l’auberge et Emi y demeure seule, laissée pour compte.


Ce scénario, adapté du roman Yottsu no yubune de Masuji Ibuse (auteur, entre autres, de Kuroi Ame -disponible en France chez Gallimard- que Shohei Imamura portera au cinéma en 1989), rompt avec diverses habitudes du cinéma de Shimizu sur lesquelles il convient de revenir au moins brièvement. En effet, abonné au road movie, le cinéaste prend ici son temps, s’arrête et préfère même rester avec les résidents de l’auberge lorsque Kinuyo Tanaka, seule star du métrage (Chishu Ryu devra attendre l’année suivant la sortie d’Ornamental Hairpin et son rôle dans Il était un père de Yasujiro Ozu pour être considéré comme tel), quitte les bains. Autres irrégularités notables : les enfants de la bobine ne sont ni marginaux, ni malheureux et n’occupent que très peu l’écran. On est en cela bien loin des métrages qui, plus haut, contestaient les propos d’Alan Stanbrook et Sadao Yamane. Ornamental Hairpin pourrait ainsi apparaître tels que lesdits critiques décrivaient l’oeuvre du cinéaste soit comme un petit film sucré, mignon à souhait, une parenthèse ensoleillée, songe d’une nuit d’été durant lequel la guerre du pacifique s’arrêterait (précisons que le métrage a été réalisé l’année de l’attaque de Pearl Harbor) et qui offrirait aux soldats les mêmes vacances dont profitent les écoliers.


Bien sûr, il n’en est rien. Shimizu n’est pas inconscient, encore moins naïf et s’il s’évertue malgré la censure à servir l’écran en tranches de vies (genre alors considéré comme trop évasif et vaudra à la Shochiku, qui s’en est fait une spécialité, d’être menacé de dissolution) ce n’est pas, contrairement à ce qu’écrira le critique Akira Shimizu (5), pour gaspiller de la pellicule en futilités, mais pour témoigner de son époque, car comme l’écrit Mathieu Capel : «sans doute faut-il avoir en effet une claire conscience de « son époque » pour pouvoir lui tourner le dos. (6)» Et si l’auteur destine en premier lieu cette phrase au cinéma d’Ozu, force est d’admettre que celle-ci sied à merveille celui de Shimizu.


«Ornamental Hairpin est bien plus qu’un simple échappatoire; c’est un film sur le besoin de s’échapper.» consigne Alexander Jacoby (7).


EMI SANS FAMILLE


C’est donc les yeux fermés, mais non sans acuité que Shimizu capte le Japon de 1941; archipel blessé, coulé, lové au creux d’un songe lucide aux atours de source thermale. Pellicule aux allures d’invitation, ticket vers le demi-éveil, Ornamental Hairpin propose à ses personnages comme à ses spectateurs de se ressourcer et rêver, les yeux ouverts cette fois, au moins. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’eau tient un si grand rôle dans le métrage. Celui-ci achevé on se rappellera notamment la scène durant laquelle Emi, occupée à dépendre le linge, discute avec Okiku. Au cours de cette conversation, Emi confesse à son amie qu’elle souhaite tout recommencer. Elle n’aimait pas la personne qu’elle était à Tokyo et ne prévoit donc pas d’y retourner. Ce nouveau départ est souligné par le linge immaculé que l’ex-citadine ôte des étendoirs. Éclat et blancheur qui n’est pas sans rappeler les lessives cerfs-volants qui planent dans les films d’Ozu, symboles de «purification», de «nouveau départ» pour reprendre les termes employés par Robin Wood (8). Cette lessive, nous avons vu Emi la tremper plus tôt dans la rivière qui s’écoule autour des bambous-cordes à linge qu’elle débarrasse. Cours d’eau nourrit par une cascade que l’on aperçoit en arrière-plan qui vient annoncer le débordement de la jeune femme et les larmes qui ne tarderont pas à lui échapper. Pour citer, une nouvelle fois, Alexander Jacoby : «Le thème de la régénération, porté tout au long du film par des liquides purificateurs tels que la transpiration, l’eau des bains et des rivières, trouve sa catharsis avec les larmes. (9)» Les premières paroles audibles introduisaient d’ailleurs parfaitement ce motif, Emi y vantait les vertus de la suée qui rythmera ses pas jusqu’à l’auberge, débarrassant sa peau de son lourd maquillage, des odeurs de tabac et d’alcool. On est ici bien loin de la canicule de films plus tardifs qui, à l’image de Chien enragé (1949) d’Akira Kurosawa avancent à l’écran une «chaleur assommant le peuple de Tokyo et des peaux noircies par la sueur comme un symbole de la défaite.» note Stéphane du Mesnildot (10).


L’heure n’est pas à la désillusion, pas plus qu’elle n’est à la guerre, bien qu’ancrée dans les consciences (et même les fonctions) des personnages celle-ci ne semble pouvoir affecter le spa, refuge politique et havre social au sein duquel Emi entend noyer un trouble passé que Shimizu se gardera bien de trop préciser. Toutefois, à mesure que la pellicule défile, la sibylline situation semble s’éclaircir au rythme des communications qui pressent la jeune femme de rentrer à Tokyo. Le casting, lui aussi, a quelque chose à nous dire : il se trouve que l’actrice qui incarne Emi, Kinuyo Tanaka, a été mariée en 1929 à Shimizu et ce pendant un peu plus d’un an. Au gré de ces quelques indices, savamment distillés, nous, spectateurs, tentons d’établir un profil afin d’élucider le «mystère Emi». Nous la devinons geisha, aux prises avec de libidineux clients, éprise d’un homme marié voire même célibataire, en tout cas bien décidé à le rester avec lequel elle aura tout de même une liaison, aventure qui verra sa dignité bafouée… Pourquoi pas après tout ? Nous pourrions alors imaginer ce personnage comme sorti de A hero of Tokyo (1935), Forget Love for now (1937), ou encore Notes of a Female singer (1941) ces films dans lesquels Shimizu défend la cause des femmes, opprimées par la société japonaise. N’y aurait-il d’ailleurs pas meilleure représentante que Kinuyo Tanaka, première réalisatrice japonaise, pour jouer un tel rôle ?


Bref, nous aurons tôt fait de laisser déferler notre imagination sur cet intriguant passé, c’est tentant, il faut l’admettre, mais faute de preuves tangibles celui-ci finit toujours par nous échapper, comme la jeune femme d’ailleurs. Son cas n’est jamais que suggéré, si bien que ces éventuels motifs, qui pourraient la pousser à fuir Tokyo, deviennent moins important que le simple désir qu’elle a de se tenir à l’écart de la «capitale de l’Est» (11).


Si Shimizu se montre aussi évasif au sujet de la demoiselle, nous le devons aussi, sûrement, au fait que le métrage ne repose pas, du moins pas uniquement, sur la figure de celle-ci. Ornamental Hairpin n’est pas tant un film sur Emi que ceux qui se sont frottés et celui qui s’est piqué à cette fameuse épingle à cheveux, de même que Mr. Thank you (1936), qui pourtant donne son (sur)nom à l’oeuvre, ne s’intéresse pas plus au conducteur qu’aux voyageurs que son bus transporte. L’auberge d’Ornamental Hairpin partage d’ailleurs beaucoup avec l’autocar de Mr. Thank you, notamment ses effets fédérateurs. Contre moteur et roues la résidence profite d’espace et de shôji coulissants, voire escamotables. A la voir se changer comme ça tout au long du métrage, s’adapter aux différents emménagements on trouve à la demeure des airs et le charme de la Maison démontable (1920) de Buster Keaton. Le cadre idéal, en somme, pour dresser le portrait d’un large groupe.


Tenez en parlant de cadre, c’est pour une échelle relativement large qu’opte Shimizu, ne s’autorisant le recours aux gros plans qu’à de rares occasions. Spectateurs, nous effectuons alors notre propre montage, décidant, ou pas d’ailleurs, de suivre les mouvements de telle ou telle silhouette. Le cinéaste ne prend pas notre regard par la main et, libérés, nous aussi éprouvons la liberté de mouvement dont jouissent les estivants. Cette joyeuse bande, famille même, qui n’aurait décidément rien à envier à la famille nucléaire traditionnelle, unie par le désir de rester loin de Tokyo, le besoin de se tenir écarter de cette société qu’ils rejettent. En cela les personnages d’Ornamental Hairpin ne seraient-ils pas, au moins le temps d’un été, tels que Donald Richie décrit ceux d’Ozu, soit comme «membres d’une famille plutôt que membres d’une société. (12)»


L’été s’achève, les vacances scolaires des enfants, la rééducation de Nanmura, l’union familiale, puis le film avec lui et Emi demeure seule à l’auberge. Alexander Jacoby derechef compare cette fin à celle de deux films muets de Shimizu : Seven seas (1931-1932) et Japanese Girls at the harbour (1933). Tous deux laissent tomber le rideau sur le cas de femmes malheureuses prêtes à quitter le Japon tandis qu’Emi se contente de battre en retraite, tourner le dos à la société tout en restant sur le sol nippon. Jacoby y voit là «la passivité et la faiblesse du libéralisme japonais» qui mèneront au triomphe du militarisme, ainsi que l’expression d’un souhait du réalisateur : se retirer du cinéma (13). Mais n’est-ce là que l’expression d’un désir inassouvi ? Après tout, Emi clôt Ornamental Hairpin en foulant chacun des lieux qui auront vu progresser la rééducation de Nanmura. A l’image de Shimizu, qui ne réalisera que deux films en 1942, contre cinq en 1941, un seul film en 1943 (Sayon’s bell, sa contribution forcée à l’effort de guerre) et puis rien en 1944, Emi traîne les pieds. Pourtant, elle comme lui finissent par franchir le tori, puis les marches qui auront porté plus tôt les pas du soldat jusqu’à Tokyo et, par là, son retour en guerre.


Mauvaise passe qui ne parviendra, au pire, qu’à endiguer la production du metteur en scène qui signera encore bien des chefs d’oeuvre : Les enfants de la ruche (1948), Les enfants du grand Bouddha (1952) et Histoire de Jiro (1955), pour ne citer qu’eux. Si bien qu’encore aujourd’hui, quelques décennies après sa disparition, Hiroshi Shimizu continue à nous inviter, de la plus belle manière qui soit, à voyager. Peut-être serait-il temps de lui rendre la pareille et convier sa filmographie à en faire de même, en France, par exemple.


A bon éditeur.


Pour consulter l'article convenablement mis en page : http://www.plantatami.com/2016/08/26/ornamental-hairpin/



  1. Alan Stanbrook, On the track of Hiroshi Shimizu, Sight and Sound, 1988, volume 57, p. 122–125


  2. Sadao Yamane, Narrative Spectacle: Rediscovering the Work of Hiroshi Shimizu, Tokyo FILMeX 2003 Official Catalog, p. 35


  3. Wong Ain-ling, In the Land of Fallen Souls in Hiroshi Shimizu: 101st Anniversary, 28th Hong Kong International Film Festival, 2004, p. 21


  4. Histoire de Jiro, article de Limguela Raumeneon pour La saveur des goûts amers / Hiroshi Shimizu par Erwan Higuinen / Ornamental hairpin, article de Maxime Grave pour Kurosawa-cinema / Des enfants dans le vent, article de Maxime Grave pour Kurosawa-cinéma / Des enfants dans le vent, article de Shangols sur son blog / Un héros de Tokyo de Shangols sur son blog / Forget Love for Now de Shangols sur son blog / Les enfants du nid d’abeilles, article de Claude Rieffel pour À voir à lire / Les quatre saisons des enfants, article de Claude Rieffel pour À voir à lire


  5. Akira Shimizu, cité dans Hiroshi Shimizu: 101st Anniversary, 2004, p. 80


  6. Mathieu Capel, La répétition et l’hapax. Ozu parmi ses contemporains, 2013, p. 2 (texte disponible sur Academia)


  7. Alexander Jacoby, Country Retreat: Shimizu Hiroshi’s Ornamental Hairpin (1941) in Japanese Cinema: Texts and Contexts, 2007, p. 69


  8. Robin Wood, Notes Toward a Reading of Tokyo Twilight’, CineAction 63, 2004, p. 57-58


  9. Alexander Jacoby, Country Retreat: Shimizu Hiroshi’s Ornamental Hairpin (1941) in Japanese Cinema: Texts and Contexts, 2007, p. 66


  10. Stéphane du Mesnildot, La saison du soleil (Japon, 1955) in Les Cahiers du cinéma n°724, Juillet-Août 2016, p. 44


  11. Alexander Jacoby, Hiroshi Shimizu: A Hero of His Time, Juillet 2004, article en ligne sur le site Senses of cinema


  12. Donald Richie, Ozu, University of California Press, 1974, p.1


  13. Alexander Jacoby, Country Retreat: Shimizu Hiroshi’s Ornamental Hairpin (1941) in Japanese Cinema: Texts and Contexts, 2007, p. 74


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le 29 août 2016

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