Les ténèbres intérieures d'un psychonaute névrosé

"Psiconautas, los niños olvidados" est une œuvre d'animation réalisée par Pedro Rivero et Alberto Vázquez, adaptant la bande-dessinée de ce dernier. Le film est sorti en 2015 en Espagne et deux années plus tard en France.


Bien qu'il ait été récompensé à plusieurs reprises, remportant notamment le Premio Goya (équivalent du César sur les terres de Cervantes) du meilleur film d'animation, il a malheureusement connu une distribution assez confidentielle dans l'Hexagone, ce qui est regrettable dans la mesure où bien trop de personnes sont passées à côté de cette pépite.
Par contre, autant le préciser de suite, l’œuvre glauquissime à souhait s'adresse à un public averti et il est fort probable qu'un enfant soit terrifié par un tel film, quoiqu'il soit encore préférable de le traumatiser avec un chef d'oeuvre plutôt que le lobotomiser avec des contenus médiocres et faussement inoffensifs.


La bande-dessinée d'Alberto Vázquez vaut également le détour, sachant que le film reprend la même histoire en l'étoffant, mais je vous recommande tout de même de vous tourner d'abord vers celui-ci, dans la mesure où il bénéficie d'une trame narrative plus complexe et donne davantage matière à réflexion, ce qui souligne ses qualités en tant qu'adaptation transcendant le matériau d'origine.


Il est à noter qu'un court-métrage intitulé "Birdboy", faisant office de préquelle et réalisé par les mêmes personnes, a vu le jour bien avant la sortie de "Psiconautas". N'hésitez à jeter un œil à cette curiosité accessible via le Web, qui offre un très bon complément vis-à-vis de ce que nous conte le long-métrage.
Toutefois, les moyens dont les artistes disposaient à l'époque étaient bien plus rudimentaires et les techniques d'animation utilisées différaient sensiblement. Bien qu'on y retrouve déjà une ambiance poisseuse et un univers unique, rien n'égale la portée de l'effet produit par le bijou d'animation destiné au grand écran. C'est pourquoi je ne saurai que trop vous conseiller de privilégier dans tous les cas l'oeuvre cinématographique, aboutissement ultime de ce qui n'était encore qu'à l'état de brouillon avec "Birdboy".


Le film entre dès le début dans le vif du sujet puisqu'il s'ouvre sur une catastrophe industrielle qui a frappé une île jusqu'alors prospère. La mort des poissons a généré une grande pauvreté chez les pêcheurs et des ordures de toutes sortes sont venues s'accumuler chaque jour sur ce qui fait désormais office de décharge.
Au désastre écologique s'ajoute le fait que cette « fêlure originelle » semble avoir fait germer les graines de la folie au sein de la population de l'île.


L'histoire se focalise sur plusieurs adolescents qui souhaitent chacun à leur manière échapper à leur situation. La souris Dinky est incomprise par sa famille, notamment son père, plus attaché à un chien hargneux qu'à cette dernière. Elle décide avec ses amis d'école, la lapine Sandra et le jeune renard Zorrito (pléonasme) de fuir cette île maudite et gagner la ville dans l'espoir que ce voyage les portera vers des lendemains meilleurs. Leur parcours sera semé d'embûches et ne se fera pas sans heurt.
Dinky est par ailleurs très attachée à Birdboy, jeune oiseau qui s'est réfugié dans le mutisme après que la police ait abattu son père pour stopper son trafic. Elle voudrait que l'adolescent se joigne à leur projet. D'autres viendront enrichir cette galerie de personnages, à l'instar d'un pêcheur au chevet d'une mère dépendante ou d'un garçon qui s'est engagé dans les forces de l'ordre.


Sur le plan visuel, on touche au sublime. Les techniques d'animation employées sont certes classiques et ne révolutionneront en rien le médium. Mais le long-métrage se distingue avant tout par son trait épuré, son jeu sur les ombres, la prédominance du crépusculaire dans sa palette de couleurs et une esthétique très réussie.
Les choix artistiques opérés par le film n'ont rien de gratuit et font corps avec le propos de "Psiconautas". Le chara-design des animaux anthropomorphes pourrait presque rivaliser avec les mignonneries d'Hello Kitty et ce décalage entre leur apparence et leur attitude est d'autant plus saisissant. L'une des grandes forces de l'oeuvre réside dans son aptitude à jouer sur les contrastes. Les adolescents fument régulièrement, échappatoire éphémère, à l'instar des « pilules du bonheur » prises par Birdboy et d'autres drogues qui ne feront qu'alimenter son mal.


Le monde dans lequel ils évoluent porte à tous les niveaux la marque de la cruauté. Les brimades subies par Zorrito témoignent d'une banalisation de la torture psychologique. C'est avant tout l'agressivité qui dicte les rapports sociaux entre les individus, jusqu'à ce que même les plus pauvres s'entre-déchirent pour des babioles.
Une séquence faisant intervenir l'altercation entre deux duos de frères parmi les rats miséreux de la décharge, les fameux « niños olvidados » (enfants oubliés), est à ce titre particulièrement frappante, puisqu'elle met parfaitement en exergue la vanité de toute cette haine dans un monde où chacun est condamné.


À cela s'ajoute la violence symbolique dont Birdboy est la cible, puisqu'il est sans arrêt traqué par une institution militaro-policière vouée à garantir ce qu'il reste de l'ordre social, quitte à tout détruire et ramener systématiquement le jeune oiseau à ce qu'était son père, sachant que ce dernier oeuvrait en réalité à la préservation de ce qui subsistait encore de la vie sur cette île.
Réduit à l'état de fugitif, Birdboy doit voler sous les feux nourris de policiers gagnés par le fascisme. Les oiseaux sont perçus comme des porteurs de germes, qu'il faut par conséquent éradiquer, et cette doctrine hygiéniste n'est pas sans rappeler les heures les plus sombres de la dictature de Pinochet.


Le film d'animation n'hésite pas à franchir plusieurs fois la ligne rouge en matière de violence, y compris sur le plan graphique, et le style de dessin rend son irruption particulièrement brutale.


Dans un pareil environnement, les personnages sont d'autant plus susceptibles d'être en proie à la névrose et l'aliénation. Plusieurs d'entre eux sont habités par des démons intérieurs émergeant des méandres de l'inconscient psychanalytique. Ils représentent le Ça, soit l'expression psychique de leurs pulsions. L'adolescente Sandra est traversée à diverses reprises de pensées meurtrières. L'ombre de Thanatos plane sur l'ensemble de l'oeuvre.
L'araignée qui a pris possession de la mère du pêcheur incarne quant à elle une souffrance alimentée par la consommation de drogue et muée en figure tyrannique, conformément à l'utilisation récurrente de cette créature au cinéma, assimilée à la capture et l'oppression. Mais ces démons intérieurs sont loin d'être limités au cadre symbolique, qu'ils peuvent tout à fait outrepasser.


Profondément affecté par l'assassinat de son père et uniquement guidé par la voix du proche disparu, Birdboy a quant à lui perdu toute possibilité de communiquer. Son crâne dégarni et ses yeux vides en font un personnage physiquement très proche de l'imaginaire de Tim Burton, à contrario du côté « mignon » de Dinky, qui a de son côté eu la chance d'être plus ou moins épargnée des vicissitudes de la vie, dans le confort d'un foyer bourgeois.
Tels des adolescents, le trio d'amis cherche à fuir le climat anxiogène de l'île et s'émanciper de leur bulle protectrice, mais cette quête de liberté implique de se confronter aux horreurs du monde.


Birdboy, quant à lui, n'a guère eu le choix. Son enfance lui a été arrachée dès le début et son incapacité à exprimer sa souffrance, même auprès de ceux qui tiennent à lui, conduit à l'émergence d'un alter-ego matérialisant sa rage.
La puissance de ce monstre est par ailleurs décuplée par la drogue et la réminiscence d'un phare vecteur de trauma pour Birdboy, tant et si bien qu'il peut causer un véritable carnage.


Même les détails les plus anodins n'en sont pas, à l'instar de ces objets du quotidien qui prennent littéralement vie sous nos yeux et soulignent également à leur manière le côté dissonant d'un quotidien empreint à tous les niveaux de cette inquiétante étrangeté source d'angoisse, d'autant qu'ils sont également doués de sensibilité et peuvent de ce fait souffrir. Il est possible qu'un réveil finisse par hanter vos cauchemars suite au visionnage de ce film.
Peut-être faut-il y voir une allégorie de ces objets qu'on jette sans même y penser ou songer à leur vécu, jusqu'à ce qu'ils échouent dans une décharge marquant l'achèvement de l'oeuvre destructrice du consumérisme. Cet objet filmique se prête de toute façon à maintes interprétations et il est tout à fait possible que mon hypothèse soit complétée ou invalidée par d'autres.


La nature semble elle aussi porter les stigmates de la catastrophe industrielle et de la noirceur du monde, mais peut receler bien des merveilles, à l'instar du refuge pour oiseaux de Birdboy, « paradis perdu » tout droit sorti d'un film de Miyazaki. C'est pourquoi "Psiconautas" peut également être perçu comme une fable écologique proche dans sa démarche de "Nausicaä de la vallée du vent".
Dans un univers si sombre, la beauté est d'autant plus éclatante et la poésie côtoie allègrement la violence.


Rien ne garantit que la quête des personnages les mènera vers une issue heureuse. Leur projet est comparable à un travail de Sisyphe, d'autant qu'ils sont confrontés à de multiples exemples d'échec et qu'une force mystérieuse semble les retenir sur l'île. Pour autant, malgré les affres de la fatalité, leurs actes ne sont pas uniquement indexés sur ce que dictent leurs démons intérieurs. Ils disposent d'une marge pour s'affirmer par leurs choix.
Plusieurs moments de grâce viennent quelque peu contrebalancer le pessimisme ambiant et l'atmosphère sinistre de l'île magnifie plus encore ce qui mérite d'être préservé en ce bas monde. Un îlot d'optimisme persiste dans cet océan de désespoir.

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