Il aura fallu deux petits succès, ceux de Sunset Boulevard et de Eve, pour relancer l'introspection hollywoodienne, transformant alors l'exercice de style en véritable phénomène de mode : Singin' in the Rain, A Star is Born ou encore The Bad and the Beautiful, ne vont pas tarder à débouler sur les écrans pour vanter les mérites d'un cinéma qui se regarde le nombril. Seulement, la démarche ne garantissant pas le chef-d'œuvre, certains vont se retrouver avec des productions de moindre qualité, comme Robert Aldrich avec What Ever Happened to Baby Jane?, film économiquement rentable et artistiquement défaillant.


Une fois son âge d'or vécu, Hollywood peine à maintenir son statut d'usine à rêve, au moins pour ceux qui y travaillent : les budgets sont plus encadrés, les dépenses limitées et les stars, pas assez rentables, mises au placard. Avec What Ever Happened to Baby Jane?, Aldrich semble vouloir prolonger la démarche initiée par Sunset Boulevard, en reprenant la thématique de l'étoile déchue - et ses joyeux corollaires que sont l'oubli, la solitude et le vieillissement – tout en recherchant la même mise en abyme vertigineuse à travers l'emploi de deux anciennes vedettes dans des rôles similaires. Le stratagème est grossier mais vendeur : Joan Crawford et Bette Davis se confondent bien sûr avec leur rôle de vedette oubliée, mais c'est surtout leur rivalité « supposée » qui vient donner du piquant à leur crêpage de chignon. Si on comprend ce qui a pu intéresser le public des années 60, on imagine difficilement un spectateur de notre époque se délecter par avance du bourre-pif entre deux actrices dont il n'a peut-être jamais entendu parler. Cet exemple montre les limites d'un film de son époque, appelé à être démodé.


Vous me direz, à juste titre, qu'un effet, même démodé, ne peut entacher à lui seul un film de qualité. Seulement, à part la petite bagarre entre ses deux têtes d'affiche, What Ever... n'a pas grand-chose à proposer !


En tant que thriller, le film n'est pas inintéressant et justifie, à mon avis, la petite curiosité qu'on peut éventuellement lui porter. Aldrich sait raconter une histoire, d'une manière simple et efficace, et il nous en fait une nouvelle fois la preuve. Ainsi dès la séquence d'ouverture, qui voit une fillette blonde briller sur scène tandis que sa brune de sœur se morfond en coulisses, on mesure l'ampleur d'une rivalité qui dépassera le simple cadre de l'enfance. Une fois l'accroche faite, les ellipses donnent du rythme au récit et nous plongent dans cette maison où les deux sœurs, maintenant âgées, vivent recluses loin des projecteurs.


L'ambiance huis clos est travaillée et réserve quelque petit moment de tension, avec notamment une utilisation judicieuse des éléments du décor pour illustrer l'enfermement psychologique des protagonistes : la chambre, spacieuse et lumineuse, de Blanche renvoie à l'idée de prison dorée, tandis que les photos et les rares rediffusions télé de ses films témoignent de l'étiolement de sa gloire d'antan. Quant à sœur Jane, elle est cantonnée aux parties basses de la maison, coincée entre les souvenirs pesant de sa prime jeunesse (affiche, poupée) et cet escalier au symbolisme évident. Par l'esthétisme mis en place, Aldrich semble vouloir enfoncer le clou tendu par Wilder quelques années plus tôt : l'impression de fantastique, qui venait joliment colorer Sunset Boulevard, se transforme en spectacle d'horreur grotesque : si les éclairages parviennent à rendre inquiétante la vieille demeure, les angles de vue et les maquillages vont malheureusement épaissir les traits des personnages jusqu'à la caricature.


On comprend sa volonté de mise en abyme, de montrer que même loin des plateaux, la vie de ces êtres est un spectacle permanent, une immonde mascarade. Il réussit d'ailleurs à émailler son film de moments forts, exaltant le suspense avec la scène de l'accident (avec ce montage qui nous dissimule habilement le visage de l'auteur), le pathétique avec la chanson de Jane et la rage avec cette séquence où une femme handicapée se fait rouer de coups. Ces passages d'ailleurs pourraient durablement marquer notre imaginaire si notre bienveillance n'avait pas été malmenée ainsi par un style ouvertement outrancier.


Le manichéisme devient vite aussi irritable que les caricatures qui nous sont imposées : d'un côté Blanche, la douce et gentille victime, et de l'autre Jane, le bourreau dont la jalousie maladive se lit sur le visage maquillé à outrance de Bette Davis. Redoutant la finesse comme la peste, Aldrich multiplie les gros plans pour insister, encore et toujours, sur les mêmes motifs troublants (l'escalier et sa pente vertigineuse, les visages angoissés ou rieurs des sœurs ennemies, etc.), à cela il ajoute une bonne dose de musique assourdissante et des dialogues inutilement explicatifs afin d'insister un peu plus sur le drame qui se joue (c'est la péripétie ridicule de la porte close et ce marteau dont le destin funeste va être surligné avec une insistance des plus douteuses. Une démarche qu'Aldrich reproduira à plusieurs reprises, comme avec l'épisode du canari). Passons sur les diverses incohérences (pour qu'elle raison Blanche ne peut prévenir sa voisine, pourtant géographiquement proche ?), sur le pseudo suspens qui n’intéresse personne et sur le cabotinage des actrices, pour simplement regretter le caractère fortement improbable de certaines séquences clefs. Comme ce final, qui ambitionne de faire écho à celui de Wilder, mais dont la cohérence est minée par les faiblesses d'écritures et de mise en scène. Comme quoi jusqu'à la fin, What Ever Happened to Baby Jane? Ne parviendra jamais à égaler l'excellence de son modèle déclaré, Sunset Boulevard.


Créée

le 27 août 2023

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Procol Harum

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