Nous sommes à la fin de la seconde guerre mondiale. L’URSS est exsangue, le peuple est hébété, traumatisé. 21 millions de morts, militaires et civils confondus. Pas une femme qui ne pleure son fiancé, son mari, son frère, son parent, son fils. Là-haut Staline, le « Père du Peuple » ne parlait que de la victoire éclatante du communisme sur les nazis. Mais chaque famille ne pense qu‘à ses disparus que l’on évoque à voix basse, entre proches, entre deux sanglots vite étouffés. Car le héros soviétique se devait d’être glorieux et invincible. Le héros, c’est celui qui défile pendant la parade. C’est celui qu’ on exhibe fièrement dans les films.
Les morts, c’était le lourd prix à payer pour le triomphe des forces communistes, disait le Parti. Personne ne dit le contraire. Puisque le fallait...Les morts, le Parti n’en parle pas, sauf pour les commémorations. Trop d’erreurs stratégiques, il vaudrait mieux que le peuple ne se pose pas trop de questions... Allez-y, pleurez, dit le Parti mais dans la discrétion, hein, il ne faut pas que nos ennemis le voient, ceux de l’ouest, vous le comprenez. Pour que l’avenir soit grandiose l’image du pays doit toujours être celle de la victoire, et d’une victoire héroïque, surtout pas celle d’un pays traumatisé. Le peuple se tait. Il a compris. Dieu lui-même se tait. Il a trop honte. 21 millions de morts, sans parler des millions de blessés, défigurés, handicapés à vie, qui souffrent en silence.
Et puis vint le « dégel » après la mort inattendue de Staline. Le régime s’assouplit, la peur s’estompe. Comme annoncé par ce vol de grues le printemps sera plus chaud cette année-là. Le peuple peut enfin faire son deuil, enterrer ses morts dignement. Les non-dits se libèrent, et la veuve, la sœur, la mère n’est plus seule.
C’est une histoire simple d'un couple séparé par la guerre... C’est une histoire tellement banale, en noir et blanc, de facture classique que compte Kalatozov, ponctuée d’ images expérimentales de l’opérateur Ouroussevski inspirées du constructivisme et de quelques gros morceaux de bravoure comme ces travellings sur la foule guidés par câble ou par nacelle. C’est une famille comme les autres prise au dépourvue par la guerre. Un père intellectuel, un fils ouvrier, un cousin artiste. Une fiancée dont Boris l’ouvrier est tombé amoureux pour sa simplicité et sa fraîcheur. C’est sûr, elle n’a rien d’ une blonde platine Hollywood Biolka, « mon petit écureuil », comme l’appelle affectueusement son fiancé.
Mais le film comme la vie est entraîné par le poids inexorable de l’Histoire, par ces souvenirs tragiques présents dans toutes les mémoires et qui pourrissent le présent. Des millions de femmes ont vécu la même tragédie que l'héroïne. Quand Boris part à la guerre c’est toutes les femmes qui se souviennent des images de leur séparation vécue sur le quai d’une gare, une séparation matérialisée ici par la caméra qui suit Véronique et traverse sans fin une foule compacte digne d’ un cauchemar, sur fond de musique militaire sans âme.
Quand la guerre est finie et que Véronique recherche son amoureux parmi la foule des soldats de retour du front, le cœur rempli d’espoir, c’est toute le pays qui retient son souffle... Sur les quais de la gare la foule en liesse vit le soulagement et le bonheur inespéré des retrouvailles pendant que les hauts-parleurs de la propagande incitent à partager la joie, et c’est pour Véronique l’espoir insensé quand elle croit apercevoir de dos la silhouette de Boris... et c’est la tristesse infinie de Véronique, seule, toute habillée de blanc avec son petit bouquet de fleurs ... qui comprend tout quand elle rencontre l’ami de Boris. Et avec Véronique c’est un pays immense, isolé du monde, rationné, contrôlé, affaibli qui pleure pour tous ses sacrifices vains et ses rêves perdus.
Et il se passe l’inimaginable. Véronique repousse ses larmes devenues incongrues devant toutes ces femmes et ces hommes qui se sont retrouvés. Elle est apaisée car la vie peut repartir. Elle sait que la mort a perdu le combat. Le bruit du canon et des bombes, le feu de la haine, la souffrance de la trahison, la douleur de la séparation se sont arrêtés sur le quai de cette gare. Et elle qui a payé le prix fort, avec résignation mais sans tristesse tend ses fleurs blanches désormais inutiles à des inconnus heureux alors que les grues traversent un ciel redevenu radieux...
Le fiancé, interprété par le grand Alexeï Batalov est le héros incarné. Lui, l’ouvrier respire l’honnêteté, le courage et la générosité. Son cousin l’artiste, le pianiste reconnu, (Alexandre Chvorine) est craintif, profiteur et bassement terre à terre. La fiancée si amoureuse se marie avec cet homme qu’elle n’aime pas. La nature est froide et hostile, la terre russe n’a plus rien de sacré. C’est en inversant les stéréotypes habituels que Kalatozov trouve ces vérités enfouies qui font les chefs d’œuvre. Et puis il y a Tatiana Samoïlova, devenue l’icône de toute une génération pour ce rôle de la belle fiancée courageuse, pathétique et généreuse.
J’ai longtemps détesté le mélodrame. Mais le mélodrame raconte les drames des vies ordinaires et ce sont ces drames qui font la grande Histoire.