Critique d'époque : trouvée dans Le Nouvelliste du Rhône du 4 janvier 1968

ELLE joue un rôle considérable dans notre société. Créature de rêve, savamment maquillée, symbole de la sensualité féminine, impudique, objet plus que personne, prototype, la cover-girl est une des pièces maîtresses d'un immense complot dont le but est l'abêtissement et l'exploitation du public féminin. Dans les journaux de mode, les illustrés à grand tirage , la presse du cœur, elle est un reflet que le magazine tend a ses lectrices et que ces dernières imitent.
Notre civilisation d'obsessions publicitaires se nourrit de ces jeunes femmes qui ne sont souvent que de beaux supports pour des articles de luxe. Fabri qués selon des canons bien rodés, les mannequins imposent une mode. Ils sont adorés, adulés, aimés, désirés. Mais au prix d'une véritable déshumanisation. Car ce que les femmes imitent c'est unc enveloppe. N'est-ce pas cela le défaut majeur de la mode, réduire les êtres à une apparence, un simulacre vide , reproduire indéfiniment la même image ? La mode contribue à renforcer le totalitarisme de l'image.


« Nous sommes tombés amoureux des images de notre fabrication, dont nous faisons des images de nous-mêmes », telle était la conclusion du sociologue Daniel Boorstin dans son essai L'IMAGE.
Qui nous guérira de ce narcissisme néfaste ?
Le cinéma, des films agressivement satiriques qui nous montreraient l'extravagance des modes, la stupidité et le snobisme des forcenées qui veulent toujours être «dans le vert>> . des oeuvres qui dénonceraient l'habile conditionnement des masses, la fabrication des modèles. Jusqu'à maintenant, le 7e art n'a pas contribué à cet assainissement si nécessaire. Et c'est bien dommage car le cinéma peut être un instrument de libération par la critique, le rire vengeur qu'il provoque et pas seulement un facteur d'ensommeillement, d'illustration et de rêve.
«Le grand cinéma de demain est celui qui saura combiner le charme ct l'inquiétude, le sortilège et l'exorcisme et créer une magie non pour nous hypnotiser, mais pour nous mieux révéler et nous-mêmes et le monde». (Jean Louis Curtis) William Klein, l'auteur de «Qui êtes-vous Polly Maggoo ?» répond à cette excellente définition du cinéaste de l'avenir et son premier long métrage est une démystification réussie.


WILLIAM KLEIN


Ce nom ne figure pas encore dans les anthologies ou les dictionnaires du cinéma. Klein fut d'abord peintre, puis photographe. Pendant plusieurs années il travailla au journal «Vogue» comme reporter de mode. Il innova dans ce domaine et osa, la premier, travailler avec des pellicules à très haute sensibilité. II voulut imposer, en Europe, une notion admise aux USA. Dans ce dernier pays, le photographe est un créateur, un artiste ct non un simple technicien. En Europe, le photographe est au service du reporter-écrivain et le texte est plus important que son illustration. Il échoua dans sa tentative, ce qui le détermina peut-être à se tourner vers le cinéma.
Il réalisa d'abord un film en cou- leurs, en 16 mm. qui avait pour thè- me les enseignes lumineuses de Broadway. En 1PG0, il travailla avec Louis Malle pour l'adaptation visuelle de «Zazie dans le métro ». Il tourna ensuite quelques reportages pour la télévision française. II se fit connaître des ciné- philes en réalisant un film sur Cassius Clay, le boxeur noir, «Cassius le Grand». Enfin , il nous donna, en 1967, «Qui êtes-vous Polly Maggoo ?»
Dans ce film, William Klein a imaginé l'interview d'un mannequin célèbre et. à partir de ce point de départ, nous fait pénétrer dans l'univers éthéré de la mode.


LA FABRICATION D'UN VISAGE


«La mise en boîte» des animatrices de la mode commence à la première séquence consacrée à une manifestation mondaine où sont dévoilées les tendances de l'année. Attaque incisive, mordante, qui révèle une fantaisie, unc verve, un don d'observation prodigieux. Nous assilons à une véritable radiographie du milieu qui saisit au vif les déformations professionnelles, les jargons corporatifs, les tics du métier. La caméra constate et nous laisse juge de l'immense stupidité de ce petit monde affairé, imbu de ses prérogatives. Prétention, imposture, confusion et toc, tel est le diagnostic que le médecin Klein porte en mettant en scène les moteurs qui font fonctionner la mode et sa presse spécialisée.
Après ce constat, direct, à mi-chemin du cinéma vérité et du documentaire classique, Klein démonte le processus de fabrication d'une vedette, d'un mannequin vedette. Nous voyons tout d'abord ces deux visages, le visage standardisé, artificiel, composé, véritable masque, toujours transformable au gré des caprices des modélistes et des maquilleuses. Un visage interchangeable que nous verrons demain multiplier à des milliers d'exemplaires dans les rues.


Une fable nous indique au passage le piquant de ces apprêts industriels standardisés. Un prince exotique s'est épris du mannequin et vient à Paris chercher l'objet de sa passion. Il ne le reconnaît pas et finalement ramène chez lui une autre fille !


C'est normal, conforme à l'esthétique industriel. Rien ne ressemble plus à une 404 qu'une autre 404.
Venu l'interroger, un interviewer de la télévision remarque : «Quand on arrache le masque de Polly Maggoo, elle n'existe plus, l'extérieur, c'est tout.» Et pourtant, il se trompe lui aussi, car une fois le masque arraché, un autre visage de Polly Maggoo apparaît, une beauté différente, vraie, unique, à laquelle ne manque même pas quelques riens de «laideur».
Ce deuxième visage nous est dévoilé par petites touches, au cours d'une émission de télévision qui lui est dédiée et dont le but est justement de répondre à la fameuse question «Qui êtes-vous Polly Maggoo » ?


«Euh., qui je suis ? Euh... je suis Polly Maggoo, la fille de Molly et Mac Maggoo, agent de police à Brooklyn, ville de New-York. Quand j'étais petite, j'étais très laide, j'avais plein de taches de rousseurs et des dents de lapin. Je les ai toujours ,les taches, mais je me maquille ct ça se voit moins. A New-York, un dentiste m'avait demandé deux mille dollars pour arranger mes dents. C'était trop cher. Alors je laisse ma bouche ouverte, comme Pat. Pat c'est mon lapin...
...
On me prend cn photo. Tous les jours, on me prend en photo. Et ça fait des milliers de fois qu'on m'a prise en nhoto. Et chaque fois qu'on me prend à Pully VD en photo, il reste un peu moins de moi. Alors qu'est-ce qu 'il peut bien me rester à la fin ? Je vous le demande ? »


Plus l'interview se déroule, plus nous nous rendons compte qu'il est impossible de faire un portrait vraiment ressemblant. Le document télévisuel prouve tout et rien. La vérité se dérobe, remplacées par des abstractions, la mode, la publicité.
Voilà une savoureuse satire des réalisateurs de télévision, ces gens qui manipulent l'information et sont bien incapables de dévoiler l'absolue réalité.


UN STYLE TROP COMPLIQUE ?


Il serait évidemment souhaitable qu'un tel film rencontrât les faveurs d'un très large public. Je crains que cela ne soit pas le cas et le déplore. Cela tient au style très particulier de l'oeuvre de Klein. Il utilise successivement toutes les formes du cinéma moderne : enquête, cinéma vérité, documentaire. Il mélange le réel et le rêvé, les truquages, les dessins animés. Il a recours aux objectifs déformants. Il refuse l'histoire, l'anecdote, l'intrigue conventionnelle. Sa virtuosité nous étourdit et donne souvent à son film l'allure d'un reportage futuriste. Son film ressemble trop aux magazines de luxe sophistiqués dont il veut pourtant dénoncer l'absurdité.
«Qui êtes-vous Polly Maggoo ? » risque dès lors d'être pris comme un joli divertissement «dans le vent», ce qu'il n'est pas. C'est une satire de notre époque, de ses gadgets, de ses obsessions, de ses moyens d'information.
Ce film sera présenté par le cinéma Etoile, dans sa série d'art et d'essai, le samedi 6 janvier à 17 h. 15 et le lundi 8 à 20 h. 30, en première suisse.

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le 27 juil. 2016

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