Imagerie à Résonance Maléfique

Explorateur obstiné des maux du corps social roumain, Cristian Mungiu propose avec R.M.N (IRM en français) la spectroscopie d’une Roumanie dont la fièvre délirante se colore de populisme et de repli identitaire, une Roumanie dont les terribles crises d’angoisse exigent la mise au pilori du premier bouc émissaire venu de l’étranger. Assemblée autour de remarquable plan-séquence, la mise en scène ausculte la désunion d’une bourgade multiethnique en révélant les liens conflictuels qui réunissent les individus entre eux ainsi que leurs nombreuses contradictions : chaque couche sociale, chaque sous-groupe, est examinée pour comprendre les origines du malaise.


Un malaise invisible à l’œil nu mais dont la présence se ressent dès les premiers instants : à peine arrivé au village, Matthias se fait traiter de gitan. La haine des Roumains et des Hongrois à l’égard des gitans est immense. Mais c’est aussi la haine de l’étranger et de manière globale, celui qui vient d’une autre terre prendre le travail d’un villageois. Csilla embauche comme boulangers trois Sri-lankais réfugiés et la haine enfle et s’envenime dans toute la communauté, pourtant déjà inter-ethnique. Xénophobie, racisme, nationalisme, cristallisent toutes les frustrations, dépossessions et malheurs.


Un sujet délicat qui pourrait légitimer un film social classique, décrivant ces problématiques humaines et économiques avec une rigueur digne d’un documentaire. Mais fort heureusement Cristian Mungiu parvient à nous surprendre en optant pour un récit complexe, entremêlant naturalisme et fantastique, approche brute, quasi-documentaire et éléments mystérieux, chargés de symbolisme. Des dimensions qu’il empile plutôt, comme les différentes strates d’une I.R.M., afin de transformer son film en véritable examen clinique.


La plus belle réussite de R.M.N est ainsi de nous prendre par surprise, nous faisant miroiter la lente immersion dans un univers froidement réaliste, en jouant habilement sur le potentiel évocateur du décorum et de la photographie, avant de l’émailler des teintes propres au fantastique ou au réalisme magique. C’est le “mal “ qui remonte à la surface et contamine le réel, comme l’indiquent ces plans fixes au sein desquels l’étrange finit par perler. Un sentiment perceptible dès les premiers instants, avec cette scène introductive finement connotée où la lumière de l’abattoir, la vision des chairs mortes et les sonorités morbides viennent immanquablement corrompre le réel : avant même le début du récit, le monde dans lequel vit Matthias nous semble invivable, agressif, anxiogène.


Le pourrissement est sous-jacent, nous dit Mungiu, il grandit silencieusement dans les entrailles avant de révéler tardivement sa présence par de nébuleux symptômes. Ce dérèglement diffus de la Transylvanie est caractérisé par cette séquence, évoquant directement le titre, qui voit papa Otto passer une IRM après que sa santé s'est soudainement aggravée. Les différents clichés de son cerveau sont semblables aux différentes strates du film que nous sommes invités à observer, dans l’espoir sans doute d’y déceler des secrets enfouis.


Seulement, reconnaissons-le, le passage de ces nombreuses strates est un peu perturbant, et on se perd parfois dans ce récit mille-feuille qui se plait à multiplier les sous intrigues, comme les mystérieux vols de moutons, les présences inquiétantes dans la forêt, le mutisme soudain d’un enfant ou encore la dysphasie chronique d’une masculinité incapable d'exprimer ses sentiments ... hélas, comme le dit l’adage, “Qui trop embrasse mal étreint". Malgré son savoir-faire et l’orfèvrerie de son scénario, Mungiu peine à former un tout aussi puissant que la somme des parties : le film s’essouffle, notamment, dans ses derniers moments.


Pour autant, même si le spectateur peut se sentir frustré et perdu face à tant d’étrangeté, R.M.N diffuse bien l’idée qu’une IRM ne permet pas de résoudre tous les problèmes, notamment lorsque l’irrationnel entre en scène, lorsque la déraison balaie la raison. Et c’est dans ces instants là où le style de Mungiu touche au sublime, dotant son cinéma d’une puissance évocatrice aussi rare que précieuse. Une séquence évidemment attire l’attention de par sa longueur, sa densité malaisante, sa puissance toxique. Il s’agit d’un plan fixe imposant comme une tumeur prête à éclater et à libérer ses métastases dans tout l’environnement. Dans ce cadre unique, claustrophobique, au sein duquel l’avenir de deux amants est mis en suspens, un débat public va se transformer en déversoir hallucinant de bêtises et de haine. Les passions et les affects, jusqu’alors en germe chez les différents personnages, explosent soudainement et font basculer le réel dans des abîmes de noirceur : on se laisse aller à la haine, de l’autre, de l’étranger ou de l’Europe ; on stigmatise, on caricature, on attise la violence tout en restant sourd aux arguments raisonnés et insensibles au témoignage d’humanité...


En un seul plan, Cristian Mungiu réussit à montrer l’étendue du malaise qui frappe non seulement son pays, mais aussi les pays de l’Union Européenne et, plus généralement le reste du monde. Ce conservatisme, ce repli identitaire, cette peur de l’autre, cette haine viscérale ont tendance à se rependre comme une épidémie. Mais surtout, il vise juste en évitant tout didactisme et manichéisme : personne ne sort indemne de ce constat où il n’y a ni bon ni mauvais, juste des êtres humains qui ne savent comment se défaire de leur propre médiocrité, de leur propre contradiction (Matthias, suffisamment humain pour comprendre la condition des travailleurs étrangers, devient épidémiquement animal lorsqu’il pense sa masculinité menacée ; Csilla joue la douce musique de l’émancipation, tout en participant à cette mécanique qui transforme l’humain en bétail...).


"Pour survivre, il faut être impitoyable", enseigne le père à son fils. Un précepte que R.M.N allégorise avec effroi, faisant basculer définitivement le réel dans ce cauchemar où l’on cherche à survivre en montrant les crocs à ce qui reste d’humanité, faisant surgir cette animalité caractéristique d’une époque décidément bien carnassière et impitoyable.


(7.5/10)

Procol-Harum
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le 1 nov. 2022

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