ATTENTION SPOILERS.
Un film matriciel dément et plutôt impressionnant. On pense beaucoup à Citizen Kane, tant pour le plan séquence d'ouverture que pour le final (où le feu emporte tout). A la différence près que chez Welles, la caméra s'annonce, c'est l'artifice cinématographique directement et explicitement convoqué qui nous fait pénétrer là où on ne devrait pas. Hitchcock a recours à un motif classique dans la littérature et le cinéma pour justifier les incursions de sa caméra : le fantôme.
Durant une bonne partie du film, on se retrouve en effet dans un manoir avec la présence énigmatique de Rebecca, soulignée par d'inquiétants jeux de miroir, de portes entrouvertes. J'ai donc logiquement pensé à Laura et à l'Avventura, pour l'empreinte obsédante d'un personnage absent. Dans l'Avventura, c'est Anna qui disparait en début de film mais qui reste sans arrêt au coeur de la mise en scène de Antonioni. Dans Laura, Preminger instaure une ambiance également à la lisière du fantastique, avec la Laura du titre, par la figure du tableau que le personnage regarde, et qui est également propre à Rebecca. Puisqu'il faut parler de tableaux, gageons également que le film conditionne également toute la suite de la carrière de Hitchcock et annonce surtout Sueurs froides et ses relents nécrophiles dérangeants (la scène où Fontaine porte la robe de Rebecca). Et il irrigue surement tout un pan du cinéma contemporain, de Amenabar (les Autres) a Joao Pedro Rodrigues (Odete).
Bref, au delà de l'exercice de décodage et au-delà de son importance fondatrice dans l'histoire du cinéma, Rebecca est un bon film où semble planer un je ne sais quoi dérangeant, malaisant, qui s'incarne ici dans la mise en scène des intérieurs. Les pièces et les tableaux dépassent systématiquement la jeune femme incarnée par Fontaine (excellente) comme pour la rappeler à sa condition de seconde femme ... Et puis bien sûr, la présence et l'absence de Rebecca qui ne se rattache ici qu'au manoir. C'est aussi là que surgit le motif du fantôme, Rebecca hante véritablement le lieu. Sitôt qu'on sort du manoir, sa présence est reléguée au second plan, elle est dans les discussions mais de manière rationnelle, cartésienne et certainement pas dans la mise en scène. C'est son esprit qui ouvre le film en se nichant au sein de Manderley et c'est encore son esprit qui le referme (à travers le dispositif du plan-séquence) en pénétrant une dernière fois dans le manoir en feu.
Il est cependant assez dommage que contrairement à Sueurs froides, Hitchcock se laisse rattraper par les codes classiques hollywoodiens. Il aurait été plus judicieux (à mon humble avis) de laisser périr Fontaine dans les flammes, et d'ouvrir le film par le même plan-séquence intrusif mais avec le manoir en flammes cette fois-ci. Il y aurait alors eu une confusion intéressante entre le fantôme de Rebecca et celui du personnage de Fontaine. Confusion hitchcockienne qui est d'ailleurs entretenue par le film mais Hitchcock n'ose pas encore franchir le pas (il le franchira dans Vertigo). La révélation passée l'heure et demie fait également un peu l'effet que le cinéaste désarçonne le fantastique de son film pour l'orienter vers un pragmatisme un peu décevant avec quelques facilités et deus ex machina. Heureusement, celui-ci revient (et quel retour !) dans le plan final.
À plusieurs égards, Rebecca est un film hitchcockien majeur, même si l'on sent encore le style un peu balbutiant. Les obsessions sont bel et bien là et le résultat est enthousiasmant.