Ce qui est formidable lorsqu'on explore la filmographie de Yasujirô Ozu, c'est de constater à quel point son cinéma est riche, découvrant sans cesse de nouvelles perles cachées dans l'ombre de ces chefs-d'œuvre les plus illustres. Récit d'un propriétaire est une œuvre mineure dans la carrière du maître, en rien comparable avec ses plus grandes réussites, et pourtant elle mérite d'être (re)découverte aussi bien par les inconditionnels du cinéaste que par tous ceux qui s'intéressent au cinéma pour sa dimension artistique la plus simple, la plus évidente, la plus sensible. Une œuvre mineure, certes, mais qui recèle tout ce qu'Ozu possède de simplicité et de sensibilité, cette poésie cinématographique qui lui est propre et avec laquelle il peint la vie qui s'offre à lui, jamais de manière ostentatoire mais toujours avec délicatesse et pudeur.


Nous sommes au lendemain de la guerre, les Japonais mesurent l'ampleur des dégâts, certains artistes pleurent tandis que d'autres protestent ou militent ; Yasujirô Ozu, lui, reprend la caméra et fait la seule chose qu'il sait faire, filmer le quotidien. Le sous-titre du film est "Chronique de gens ordinaires", une formule qui résume d'une certaine façon toute son œuvre mais qui prend un sens plus profond ou plus fort à cause du contexte historique. Sa démarche est moins de montrer le drame de la guerre (celle-ci, ses répercussions et ses stigmates sont simplement évoqués) que de capter l'ambiance de l'époque ; filmant, d'une manière légère mais néanmoins militante, la misère ou encore le sort des orphelins dans le simple but de faire passer un message d'espoir à ses concitoyens.


Le cinéaste qui filme si bien la famille ne pouvait être que sensible au drame familial des Japonais au lendemain de la guerre et, c'est en toute logique je dirais, qu'il nous conte le destin d'un gamin oublié par son père, ignoré par des Japonais bien trop préoccupés par leur propre sort pour le remarquer, et qui va se trouver une famille de substitution en la personne d'une femme acariâtre, seule et sans enfant.


Par le biais de la comédie, Ozu filme la relation mère-fils en montrant que la force du lien familial est le meilleur moyen pour continuer à vivre et à espérer. Cette femme, bourrue et acariâtre, n'est en rien prédisposée à devenir mère, elle considère ce gamin comme un poids gênant, une bouche de plus à nourrir alors qu'elle tente déjà de survivre au milieu du chaos. Celle-ci vit en bonne cohabitation avec ses voisins, des infortunés qui s'entraident comme ils peuvent pour continuer à vivre. Ce gamin qui arrive comme un cheveu sur la soupe, personne ne sait qu'en faire et le morveux va ainsi passer de main en main au sein de cette communauté pour finir inexorablement chez notre petite dame ! Le talent d'Ozu est de nous montrer le drame humain avec une certaine légèreté, ces personnes ne sont pas mauvaises ou "sans cœur", elles essayent simplement de faire de leur mieux dans une situation catastrophique. La scène la plus symbolique de cette démarche est le passage où cette femme tente d'abandonner l'enfant près de la plage. Elle le laisse en plan au milieu du paysage comme d'autres laissent un chiot sur une aire d'autoroute mais rongée par les remords, elle se retourne sans cesse et constate que le gamin continue obstinément de lui coller aux basques. Ozu filme cette scène avec une tendresse et un humour doux-amer à la Chaplin presque, jamais il ne fait dans la sensiblerie, d'ailleurs le passage est filmé de loin comme pour laisser le spectateur à une distance émotionnelle suffisante pour apprécier sans être ému outre mesure. À la Ozu quoi !


Puis le cinéaste nous montre le lien invisible qui se tisse entre cette femme et cet enfant, par le regard, les postures ou le mimétisme (lors de la fameuse scène "des puces" !), progressivement elle se découvre des qualités maternelles, s'ouvre aux autres jusqu'à former avec cette petite communauté une sorte de famille recomposée. Le magicien Ozu nous réalise alors un joli petit tour, celui de nous montrer que le bonheur peut exister, même au lendemain de la guerre, du moment où persiste la famille, réelle ou symbolique. Le cinéaste milite ainsi à sa façon, sans crier mais en murmurant presque, en laissant tourner sa caméra sur une place de la ville où viennent s'entasser des orphelins anonymes, un épilogue saisissant qui avait pour but de sensibiliser ses concitoyens à ce problème. Les années ont passé, je ne retiendrais que le message d'espoir qui est véhiculé par le récit, si simple et si touchant, symbolisé par la plus belle scène du film qui arrive subrepticement au milieu de l'histoire et qui nous montre la communion de cette famille recomposée, chantant simplement la joie d'être ensemble ; le bonheur, invincible, est toujours possible même au milieu des ruines !

Procol-Harum
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le 12 nov. 2021

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