Critique publiée dans la revue Tsounami : https://tsounami.fr/index.html

Red Rocket est un film d’illusions. Celle d’un retour glorieux, d’abord : celui de Mikey Saber (Simon Rex) dans sa ville natale du Texas, armé de sa red rocket et à peine de son couteau. Celle d’une reconquête du succès, ensuite, que ce même Mikey projettera dans les yeux et dans le corps de Strawberry (Suzanna Son), son prétexte, son cache-misère. Mais pas celle d’une Amérique, catapultée à notre figure dès le premier plan par Justin Timberlake et son boys-band des années 2000.


« J’ai l’impression d’être dans un rêve »


L’épaisseur de Red Rocket réside en grande partie dans le questionnement des différentes réalités de Mikey. Trois fils rouges relationnels traversent le film, et autant de niveaux de perception semblent apparaître. Son quotidien concret, d’abord, jonché de cris et caprices de son “ex”-femme (on apprend très tôt qu’ils sont séparés et non divorcés) et de meetings de campagne de Donald Trump à la télé. Celui où, coupable d’être reconnaissable par les consommateurs de sites pour adultes, il ne peut que vendre le cannabis de sa voisine pour gagner quelques sous. Et puis il y a cette Strawberry, jeune fille de 17 ans, vendeuse dans une boutique de donuts où tout coûte 6,32$, trop belle pour être vraie, trop réceptive aux charmes et aux manipulations de Mikey pour être vraie. Filmé dans un décor de sucre et de fête foraine rose bonbon mis en valeur par le 16mm choisi par Sean Baker, appuyant le contraste avec les murs sales du taudis qui l’héberge, le personnage campé par la prometteuse Suzanna Son ressemble trait pour trait à un rêve érotique de l’acteur déchu. Elle lui semble en tous cas soumise, et particulièrement pendant leurs rapports sexuels, dont la représentation à l’écran prolonge précisément les mécanismes de domination caractéristiques du divertissement pour adulte : la femme comme faire-valoir de l’homme, l’homme qui imagine une partenaire subordonnée plutôt qu’un échange. Une représentation insistante et multipliée mais jamais épaissie, puisque Strawberry ne sort à aucun moment de l’emprise de Mikey.

A l’entresol de ces deux niveaux, Lonnie, le gars du coin, qui n’en est jamais parti, et qui aime se faire mousser en racontant un faux passé de vétéran de la guerre en Irak. Ce dont Mikey se fiche royalement, d’ailleurs : ce sont surtout des oreilles naïves et envieuses à qui il peut raconter sa carrière naissante d’agent/gourou de mineure, avec pour seul objectif de récolter de l’admiration. Lonnie tient dans la narration une posture similaire au spectateur, à qui il appartient de croire, ou non, les aventures de Strawberry. Cette ambigüité proposée par Sean Baker à son audience est sans doute ce qu’il y a de plus intéressant dans Red Rocket : celui de nous laisser le choix de croire ou non en la possibilité de reconquête, en dépit d’un environnement hostile au possible (rares sont les personnages avec qui on passerait nos vacances). Celui de se positionner entre fatalisme et idéalisme. Tout en donnant sa réponse personnelle, dans un plan final qui confronte rêve et réalité jusque dans les yeux de Mikey. La solitude rattrape le fantasme.


(Trop) seul en scène ?


Si on oppose à ce premier axe une lecture plus pragmatique de Red Rocket, on s’aperçoit qu’il n’évite pas tous les écueils, loin s’en faut, de son sujet moins ambitieux qu’il n’y paraît. Certes, il n’y a, pendant presque tout le film, pas de doute : Mikey est toxique, narcissique, manipulateur, et brise la vie de la quasi-totalité des personnages qu’il croise. Et l’arnaque fonctionne à l’extrême : sous les traits d’un Simon Rex éloquent, friand de logorrhées, facile à prendre en pitié, il parvient même à convaincre sa belle-mère qu’il est le seul rempart protégeant sa femme contre les dangers du travail du sexe. Il se plaît à le dire, il est « au top de ses capacités, dans tous les domaines possibles ». Mais le film s’essouffle, à mesure que le « couple » Baker-Son monopolise l’écran, ne développant ni leur relation au-delà du lien vertical de domination (le réalisateur ne s’intéressant peu, voire pas à Strawberry), ni n’exploitant la fibre comique mobilisée dans la première partie du film, notamment le montage parallèle des entretiens d’embauche. Il laisse surtout la sensation de se reposer sur une critique finalement creuse du fameux rêve américain, qui en 2022 est déjà bien écorné sur le grand écran.

Malheureusement, la dernière séquence du film fait voler en éclat cette nuance, et éclaire la faiblesse : elle place Mikey dans une position victimaire face à un « complot », et convoque une empathie totale pour le topos du laissé pour compte, acculé, mis à nu et jeté à la rue, au sens propre. Cette complaisance ambigüe reste en fin de bouche, et décrédibilise les traits de nuance qu’un œil volontaire pouvait confier à la narration, en grande partie grâce à l’âge de Strawberry (17 ans). A l’image du personnage de Bree Elrod, finalement, presque attachant pendant l’essentiel du film malgré son opportunisme permanent, on garde avant tout en mémoire son invivable hystérie, cacophonique, ingrate. Nous introduisions cette critique en qualifiant Red Rocket de film d’illusions : la plus violente était finalement celle que l’on s’est faite, en tant que spectateur.


Perdu dans les affres d’un rêve américain qui ne berne plus que ceux qui se forcent à y croire, Mikey est donc, à l’image du film, d’abord une façade. Un frustrant aller-retour entre les pavillons fades et les manèges colorés, une bombe désamorcée. Par manque d’affirmation du réalisateur ou manque de distance vis-à-vis du sujet, Red Rocket donne l’impression de se contredire, de dérailler. Ce qui est fâcheux, quand le vélo est notre seul moyen de locomotion.


Havalanche
5
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le 27 juin 2022

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Havalanche

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