Tandis qu’il brosse un portrait tout à la fois délicieux et âpre d’une société gravitant autour de la mer (que les personnages soient capitaines de bateaux, matelots, cuisiniers de navires ou femmes de marins, leurs destins sont inextricablement liés aux aléas météorologiques), Jean Grémillon se fait prophète de malheur et distille les vibrants symboles comme autant de présages tragiques, densifiant le majestueux tableau qui, à coups de singulières personnalités et de propositions formelles ingénieuses, exalte la poésie d’un auteur à la vision envoûtante. La mise en scène, organisant l’espace avec une concision épatante, géométrisant ses décors afin d’en prélever la beauté anguleuse, adjointe à la brillante photographie qui conjugue fantastique, expressionnisme et surréalisme (notamment grâce aux plans de maquettes), contribue à façonner un unique univers, à cheval entre marée et terre, à l’image des héros dépeints, d’éternels nauséeux en deuil du monde (ou de leur univers aquatique). Comme un double portrait, Grémillon détaille la mer et ses étendues avec une attention rigoureuse et, à travers son image, procède à une brillante description psychologique de l’être humain. La prestance des mouvements de caméra, le rythme effréné, magistralement découpé, ainsi que la musicalité des dialogues (chefs-d’œuvre de rythme qui subliment le lyrisme des échanges du quotidien), assoient la maîtrise technique d’un metteur en scène et lui permettent de délivrer son intelligent propos qui ausculte la masculinité et la féminité par le prisme des archétypes sociétaux, puisant dans le stéréotype pour en relever de touchantes peintures comportementales.
Secondant la prouesse visuelle du réalisateur (qui se traduit dans les plus infinitésimales décisions artistiques, jusqu’aux déplacements des personnages durant les dialogues), la bande originale, magique, insoutenable, cacophonique, cadence l’ensemble, orchestre les crescendos dramatiques et moire la narration de ses succincts élans euphoniques, magnifiques poèmes sonores. Dans l’opéra sentimental qu’est Remorques, Jean Grémillon raconte la beauté éphémère des amours véritables, profondes et viscérales, celle qui prend la fuite avec le temps ou qui s’étiole à grands coups de violents transports émotifs; au final, l’œuvre dessine le profil d’un homme éternellement malade, atteint d’une condition qui oblige à la solitude, génère les maux interpersonnels du protagoniste et alimente son imperméabilité émotionnelle : seul un miracle saurait alors résoudre son incurable condition (celui, par exemple, de l’ultime séquence du long métrage qui multiplie les évocations bibliques du Déluge). Et avec cette fin emprisonnant à nouveau et pour toujours le héros dans sa solitude, le metteur en scène achève de livrer sa lucide et réfléchie analyse métaphysique où l’être humain est seul responsable de son malheur.