L'étreinte lyrique et funèbre sublimée par le goût du beurre de cacahuète

La lumière s’incline, elle se pose et tremble sur les drapés de soie, sur les marbres froids de la demeure, comme une main sur le front d’un homme fiévreux. Quel murmure d’éternité, quelle rumeur de finitude vient ainsi s’immiscer dans le faste ordonné de ce monde, dans l’empire presque royal de William Parrish ? C’est une élégie lente, un chant d’adieu suspendu qui s’ouvre par l’intuition d’une foudre à venir, par le pressentiment diffus d’un point final. Martin Brest signe avec Rencontre avec Joe Black non pas un mélodrame mièvre comme la surface pourrait le laisser croire, mais une méditation funèbre d’une ampleur romanesque et d’une précision chorégraphique sidérantes, où la Mort elle-même, sous les traits d’une candeur plastique fascinante, vient s’instruire des ultimes splendeurs de l’existence humaine.


Le film, par sa durée pachydermique (trois heures) et son rythme délibérément étiré, nous impose d’emblée une temporalité autre, celle du luxe aristocratique et celle de l'attente métaphysique. Ces trois heures ne sont pas une faute de montage, mais l'écrin nécessaire pour que l'air, la chair, les mots aient le temps de s’épanouir et de se déposer. Il fallait cette lenteur pour que l'alchimie opère, pour que le spectateur accepte de respirer au diapason de Bill Parrish (Anthony Hopkins), magnat de presse dont le succès n'a jamais éteint l'honneur ni la flamme intérieure, et de Joe Black (Brad Pitt), la Mort incarnée, novice balbutiant dans le labyrinthe des sensations.


Le geste cinématographique de Brest, s'il se déploie dans une lumière opulente d’une beauté classique – chaque plan est une peinture de la haute bourgeoisie new-yorkaise baignée d'ors et d'ombres profondes –, n'en est pas moins d'une complexité formelle remarquable. Le film regorge de plans-séquences fluides, notamment cette entrée vertigineuse dans l'hôtel particulier lors de la fête d'anniversaire, où la caméra épouse le mouvement de la foule sans jamais perdre de vue la solitude centrale des protagonistes. La direction artistique est totale, orchestrée ; elle s'attarde sur les textures (le grain des costumes, le velouté de la peau, la matité du beurre de cacahuète) avec une acuité quasi sensuelle, comme pour capturer et retenir tout ce que la Mort ignore ou vient cueillir. Le monde, ici, est dévorant de beauté, et c’est précisément cette surcharge sensorielle qui confère au drame sa profondeur.


On ne saurait éluder la performance de Brad Pitt, qui est ici moins un acteur qu'un corps-écran. Pitt doit endosser deux présences : celle, éphémère et solaire, du jeune homme du café au charme incandescent, puis celle, hiératique et étrange, de Joe Black. La dislocation entre ces deux états est magistrale : le regard de Joe est un abîme sans pupille, ses gestes sont mécaniques et brusques, sa démarche celle d'un être qui n’a pas encore appris la gravité du corps, le poids de la chair. C’est dans cette altérité radicale que réside la force du personnage, loin de la fadeur que d’aucuns ont pu lui reprocher. Joe Black n'est pas maladroit ; il est non-humain. Sa découverte du sucre, de la douleur physique, et surtout de l'amour, est filmée avec une candeur non-niaise ; c'est une épiphanie métaphysique qui passe par la métonymie du désir.


Face à lui, Anthony Hopkins insuffle à Bill une mélancolie souveraine. Son dialogue avec la Mort, ce « Je t’aime à mourir » inversé, est le cœur philosophique du film. Bill n’est pas enclin à la peur, mais à la négociation d’une transmission : celle de ses valeurs, de sa lignée, et surtout de la dignité avec laquelle il convient de prononcer un adieu. Le découpage resserre souvent l'image sur les visages en gros plan, saisissant l'infime tremblement des bouches et l'intensité des échanges oculaires, notamment dans les scènes de confrontation entre Joe Black et Bill Parrish, ou entre Joe et Susan (Claire Forlani). La mise en scène prend son temps pour laisser les silences s'installer, pour permettre à la musique crépusculaire de Thomas Newman, souvent faite d'envolées de cordes amples et de notes de piano cristallines, de tisser son linceul sonore.


Le récit se mue en un apprentissage réciproque. Joe Black, maître de la fin, vient apprendre la valeur du commencement et du continuum affectif, tandis que Bill, maître des affaires et du temps, doit apprendre à lâcher prise. La dimension romantique du film, loin d'être un simple ajout « cul-cul », est l'instrument de cette instruction. L'amour entre Susan et Joe Black (le corps emprunté) est un amour impossible et transitoire, une étincelle née de l'équivoque existentielle. Comment aimer ce qui n'a pas d'âme, ce qui n'est qu'un véhicule provisoire ? C'est le trouble de l'incarnation, la fascination pour l'au-delà des apparences qui aimante Susan, en quête de l'intensité rare entrevue lors de la rencontre initiale avec l'homme du café.


La poésie filmique culmine dans la célèbre scène de l'accident, une chorégraphie de la fatalité presque surréelle et d'une beauté plastique perturbante, un ballet au ralenti qui est la signature du pouvoir absolu de la Mort, mais aussi, paradoxalement, l'origine de son humanisation. La lumière y est saturée, le mouvement de caméra presque hypnotique : c'est l'entrée dans le mythe, le moment où l'abstraction devient chair.


Rencontre avec Joe Black est une œuvre sur la grandeur des hommes ordinaires, sur la manière dont une vie, aussi réussie soit-elle, doit se conclure par un ultime acte de courage et de générosité. L’intrigue secondaire autour de la compagnie Parrish, bien que terre-à-terre, sert de contrepoint moral : face à la pureté radicale de la Mort, les mesquineries humaines, les trahisons d'affaires, paraissent d'une vulgarité encore plus affligeante. Le film nous rappelle que l'héritage le plus précieux n'est pas matériel, mais spirituel, tissé de vérité et d’honnêteté dans le regard que l’on porte sur l’Autre et sur soi.


C’est donc avec une admiration teintée de mélancolie que l'on reconsidère ce long-métrage, trop souvent réduit à ses posters iconiques. Il est un opéra de chambre sur la vie qui palpite le plus fort à l’approche du noir. La direction d'acteur exigeante, le découpage rigoureux et la photographie somptueuse nous invitent à une expérience sensible rare, à une immersion méditative dans l'éternel ballet entre Eros et Thanatos. Ce n'est pas un film qui flatte les attentes ; c'est un film qui exige notre attention pleine, notre capacité à accepter que les grands thèmes (l’amour, la mort, l’honneur) ne se contentent pas d’une heure et demie.


La conclusion, ce retour au pont, cet échange silencieux sur le seuil, est une double révélation d’une intensité rare. Le temps de Joe Black est écoulé, le temps de Bill a cessé, mais le temps de l’amour véritable, celui qui n'est plus parasité par l'ombre de la Mort, peut enfin s'ouvrir. Susan, ayant perdu son père et l'enveloppe charnelle de son amant mystérieux, se voit rendre un espoir sous une forme familière mais neuve. C'est l'ultime don de la Mort : la vie. Et c'est là que réside la force lyrique de l'œuvre : dans l'éternel retour du printemps, après le grand hiver.


Le générique de fin s'écoule, et il reste, au fond de l'âme du spectateur, l'écho d'une phrase de Bill Parrish, prononcée avec la sérénité du magnat qui a tout compris : « You know, I’m gonna miss you, Joe. » Et c’est ainsi, par cette admission de l'absence à venir, par ce regret sans plainte de la fin du voyage, que le film nous quitte, nous laissant avec cette image persistante de deux silhouettes marchant vers la lumière, sous un feu d’artifice démesuré qui célèbre moins une fête qu’une apothéose.

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Kelemvor

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