« Ce sont les peuples qu’il faut exposer, et non les “moi” »

Il me semble d’abord important de préciser en préambule que c’est le premier long-métrage de Gilles Perret que je vois, et même si je trouve que sa première fiction est fortement mauvaise (nous aurons tout le plaisir d’y revenir, le temps fut très long pendant ces 1h48 de visionnage, je ne vais pas me gêner pour tout déballer), ses documentaires m’intéressent et je m’y pencherai un jour ou l’autre.


Si ce sont des termes à prendre avec des pincettes, il paraît maintenant normal de dire que Gilles Perret est un cinéaste du social, car chacun de ses films va essayer d’interroger la société, notamment en filmant les ouvriers, les prolétaires, en somme les peuples qu’on peut qualifier d’« exposés », comme le dirait Georges Didi-Huberman. Reprise en main n’y manque pas. On se place dans une usine avec différents travailleurs, mais l’un d’eux domine le reste de la masse. Cette personne nous est présentée dès le premier plan du film, en train d’escalader une montagne (chose qu’il répétera fréquemment au cours du long-métrage). Normal d’isoler cette personne, car c’est le personnage principal du film. C’est un ouvrier interprété par Pierre Deladonchamps, ça c’est moins normal.


Autant le dire tout de suite, on ne croit à aucun des personnages que Gilles Perret tente vainement de développer dans son film. Si les autres rôles importants sont tenus par des acteurs étant connus, cela peut se comprendre étant donné qu’on a affaire à des personnages étant cadres, ou banquiers, mais pas ouvriers. Pierre Deladonchamps est connu, trop connu pour qu’on puisse croire un seul instant à son statut dans ce film, et ne comptez surtout pas sur ce dernier pour le salir ou l’amocher. Bien au contraire, dès qu’il pourra mettre un costume, il le gardera pour toujours, à croire qu’inconsciemment, le film se trahit. Parce que c’est bien beau de vouloir faire un film collectif où une communauté se démène pour reprendre une entreprise afin que ce soit la boîte de tout le monde, mais encore faut-il que la forme suive. À aucun moment Reprise en main ne va vraiment donner sa chance aux ouvriers de se montrer, jamais un plan ne va permettre de se rendre pleinement compte de leur situation, et quand ça arrive (une seule fois, au début), cela ne dure qu’à peine 5 secondes. Un plan moyen où l’on voit comment les machines prennent le pas sur les humains, où l’on a une impression d’ensemble, mais qui s’arrête trop vite. Il ne faudrait quand même pas trop montrer la dureté du métier, ça serait trop social et pas assez vendeur. Quelqu’un a-t-il dit à Gilles Perret que Wang Bing, dans sa grande folie, avait fait un long-métrage nommé 15 hours où il filmait une usine en un seul plan, du matin au soir (et je vous laisse deviner la durée du film, le titre donne un petit indice) ? Sans tomber dans la même radicalité, on voit bien que ce qui intéresse Gillou c’est avant tout ses têtes d’affiche, et comment ils peuvent renverser le système en la foutant à l’envers aux méchants commerciaux qui seront tous, à un moment ou un autre, décridibilisés dans le film.


Cette façon de traiter les personnages, plus intelligents que tout le monde, arrivant forcément à s’en sortir quoiqu’il arrive, relève presque du film de super-héros tant on ne prendra jamais le temps de saisir matériellement la situation et les enjeux. Exemplairement, il se trouve qu’à partir du moment où Deladonchamps et ses amis décident de créer leur fonds d’investissement, l’usine disparaît du film. Peut-être est-ce un aveu de faiblesse de la part de Gillou qui se rend compte que cet espace et les gens qui l’occupent ne sont finalement pas si intéressants que ça dans son film, et la seule fois où on la reverra avant la fin, c’est quand Deladonchamps y amène ses enfants pour montrer à quel point c’est joli et humain. Cette séquence aurait pu avoir un intérêt émotionnel si le film croyait vraiment en ses images, et nous avait véritablement présenté l’usine comme un lieu social, et non fictif.


Il n’est pas trop tard pour rappeler encore une fois que Reprise en main est un film de fiction, car tout ce qui le compose n’appartient pas au réel. La famille de Pierre Deladonchamps est fictive, il suffit de jeter un coup d’œil à sa femme pour se rendre compte qu’elle n’est là pour rien, qu’elle n’existe que par son statut de femme du personnage principal et n’a aucun caractère ontologique (ce qui vaut pour chaque membre de l’usine), chose ironique pour le co-réalisateur de Debout les femmes !

L’univers représenté se termine aussitôt que le générique arrive et ne rentre pas dans les mémoires. Le visionnage de ce film ressemble à une étape, pas parce qu’on voit bien toute la misère sociale de beaucoup trop de personnes en France, mais parce qu’on pleure du gâchis qu’il représente. Dans sa forme, Reprise en main ne dit rien et devient apolitique. Gilles Perret voulait nous faire voir une réalité sociale ? Il a filmé « la terre vue de la lune » (Serge Daney, « Montage Obligé »).

« Ce sont les peuples qu’il faut exposer et non les “moi”. Mais ce sont les corps singuliers qu’il faut approcher pour exposer les peuples dans une construction - une série, un montage - capable de soutenir leurs visages livrés à leur sort d’être livrés à autrui, dans le malheur de l’aliénation ou dans le bonheur de la rencontre ».(Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’Histoire, 4, Paris : les Éditions de Minuit, 2012, p. 55)
NocturneIndien
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le 5 oct. 2022

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