Film découvert sur le tard, puisque vu seulement en 2018, je dois dire que je ne pensais avoir manqué à ce point de discernement pour avoir "loupé" ce film étonnant. Dans le registre "films de guerre" ou films "esthétiques", celui-ci se hisse sans soucis en tête, voire à la première place... Mais ce n'est pas qu'un film de genre, mais aussi une traversée du miroir, un film métaphysique sur l'ambivalence de la nature humaine, comme certaines œuvres majeures qui marqueront à tout jamais l'histoire du cinéma de tous les temps.
Film russe, même soviétique pour être clair sur la période durant laquelle ce film fût tourné ( 1985, quatre ans avant la chute du mur de Berlin ), on pouvait craindre avec nos yeux contemporains de capitalistes effrénés et "petits-bourgeois", une ode au maniérisme stakhanoviste, ou au génie stalinien, mais au final rien de tout ça...
Résumons; Un enfant, presque mais pas tout à fait, 14 ans va déterrer avec conviction et obstination un fusil sur un cadavre enseveli dans un champ de bataille sablonneux de Biélorussie en 1943.
C'est pour lui la possibilité d'accomplir son rêve; rejoindre le camp des partisans russes cachés dans une forêt proche pour combattre l'envahisseur Nazi...
Malgré les avertissements de son père, sa mère qui voient la mort s'abattre sur eux du fait de ce choix, Florya, l'enfant va partir et être embrigadé par la résistance.
Il va perdre son innocence, ses rêves de gloire, et être marqué dans sa chair et son âme par les horreurs terribles qu'il va traverser.
Tout le film se déroule, collé à son dos, ses épaules, ses pas tantôt hésitants, tantôt furieux dans le magma de mort et de terreur qui se déroulent autour de lui.
La caméra en steady-cam très souvent ( quasi tout le temps ) épouse son point de vue, s’arrête longuement sur son visage, gros plans extraordinaires de vérité mise à nu, nous laissant entrevoir ses sentiments et les modifications que ses traits subissent au fur et à mesure de son avancée dans l'horreur.
La première partie, très onirique, se déroule la plupart du temps dans une forêt profonde et humide, soulignée par des respirations poétiques et élégiaques comme la douche sous les arbres dégoutants d'eau, un oiseau ( cigogne ou héron élégant ) qui les contemple placidement alors que l'enfant dort dans un abri de fortune avec une jeune fille croisée dans le camp des partisans, comme protégé du monde réel. Ce sont des bijoux d’impressionnisme qui renvoient à une imagerie panthéiste similaire à celles de Tarkovski ou T. Malick pour ne pas les nommer. Beauté formelle des plans, univers apaisés et situations absurdes se déroulent tranquillement, tandis que au loin dans le ciel, un avion militaire inconnu sans cesse, survole la terre, avion de reconnaissance allemand, menace sourde accompagnée d'un son grave et menaçant prémices quasi divin de l'enfer qui va s'abattre et engloutir la contrée . Plusieurs fois, nous aurons ce plan en contre plongée, tranchant avec la caméra qui suit au plus près toutes les pérégrinations de l'enfant soldat ou de plans séquences merveilleux et habiles. Là, la menace plane, inaccessible et indicible, la menace approche cependant ... le son s'insinue dans nos oreilles , bas , effrayant et indistinct ... Un travail considérable du son et des bruits scande d'ailleurs chaque paragraphe du long métrage.
Florya est encore protégé du mal qui s'approche et s'amuse à la fois comme un enfant et comme un presque homme au contact de le jeune fille Glasha, poupée au visage d'ange russe déterminée à "aimer" les hommes et à avoir des enfants de toutes ses forces vitales et de tout son corps . Lui la regarde et apprend la vie simple d'un amour innocent ou d'une amitié qui naît. Ils vont passer quelques heures , ou jours ( le temps semble suspendu ) dans une forêt bruissante d'odeurs et de sons inconnus avant que la guerre, la réalité ne les y surprenne ... Ode quasi païenne à la nature que ce moment doux et prosaïque à la fois. La banalité d'instants qui vont disparaître à tout jamais .
Le visage de l'enfant, encore filmé en gros plans, va servir d'empreinte et de témoignage vivant sur lequel va s'inscrire la souffrance de tout le peuple asservi ou exterminé méthodiquement par les Nazis.
C'est alors la seconde partie du film, très différente, qui débute après un bombardement incroyable de violence et de chocs imprimés dans la rétine du spectateur , dans cette belle forêt qui abrite l'escapade sylvestre des deux ados après que les partisans les ait laissés pour une vague opération guerrière.
A la recherche de ses parents et de ses deux sœurs, Florya, accompagné par Glasha va retourner dans son village et à l'occasion d'une scène stupéfiante, caméra au pas de gymnastique, va passer à côté des corps de sa famille se décomposant le long d'un mur de leur maison sans s'en apercevoir.
Seul un mouvement de caméra bref et terrible va nous montrer ce que lui ne voit pas, entrainé par sa course frénétique, son désir viscéral de ne pas admettre leur mort , alors que la jeune fille qui le suit va en détournant la tête, voir l'indicible. Elle voit, elle veut le lui dire, mais lui n'entend pas, rendu sourd par les bombardements précédents.
C'est là tout le savoir faire du réalisateur, KLIMOV Elem de son prénom, cette capacité à nous montrer brutalement en hors champ l'immonde en restant dans la suggestion...
Les deux enfants vont traverser des tourbières, scène choc et quasi insoutenable d'épuisement que le cinéaste arrive à nous faire ressentir physiquement, lents mouvements pour se dégager des sables aspirants, avant d'arriver sur un îlot de terre ferme sur lequel la population du village survit en mangeant des racines, vivants et agonisants mêlés, sains d'esprit et aliénés par les exactions subies mélangés.
L'horreur va continuer alors que Florya continue sa recherche désespérée et aborde un autre village à la recherche de nourriture et va y être fait prisonnier. Tout est filmé toujours de loin ou hors champ et seuls les résultats sont visibles; des cadavres de villageois abandonnés contre un mur d'isba, des survivants fatigués et inconscients regroupés dans une église en bois pour y être enfermés et brûlés vif, une vache qui agonise dans un champ avec son œil ouvert et clignant nous renvoyant l'image de la mort qui s'empare d'elle comme des humains alentour, menés à l'abattoir et aux flammes en groupe compact par les SS.
L'épouvante cependant, est presque surréaliste, incongrue et distanciée comme si le cerveau de Florya n'arrivait pas à cerner toute l'étendue du cauchemar qui l'entoure...
Les nazis sont joyeux vus de plus près, menant avec méthode les hommes, femmes et enfants qui pourraient se reproduire dans l'enfer du vestiaire de Dieu ( l'église ) en flammes après que les grenades et l'essence aient allumé le bûcher génocidaire.
Lui, ne doit son salut qu'à son âge et à son impuissance relative pour l'instant à enfanter. Il va être pris en photo, avec ses bourreaux, halluciné, le visage brouillé par le sang et les larmes jusqu'à ce que les nazis s'en aillent ( affiche du film ). Engins blindés vrombissants, motos et side-cars , camions emplis d'une soldatesque rieuse et violente vont traverser à nouveau le village de Traverse ( traduction en français du nom du village , réel ! ) , laissant au détour d'une rue ou d'un plan rapide entrevoir la tuerie savamment entreprise au nom d'une race supérieure censée dominer une race inférieure d'esclaves, les Slaves . Des volutes de feu sillonnent les maisons, les soldats courent , l'incendie dévore les corps, une jeune fille va apparaître sous nos yeux terrifiés. Glasha, celle qui aimait tant aimer, qui voulait enfanter se tient droite, le visage empli de larmes et la bouche ouverte sur un cri. Violée, encore et encore, les cuisses couvertes du sang et des stigmates de la possession folle de ses soldats déments, elle enfantera certes se doute t-on , mais du mal absolu, du non-amour total et sa raison ne tient plus qu'à un fil. L'amour n'est pas de ce monde ci.
Le visage de l'enfant se transforme sous nos yeux, la caméra le scrute, s'attarde, les rides apparaissent, les traits s'alourdissent, les grimaces se font plus présentes et l'âge apparait, 30 ans de plus, un adolescent devient vieux, des rivières creusent son front, des larmes imprègnent sa peau sans cesse et la haine pure apparait sur sa face au départ quasi lunaire et débonnaire.
L'interprétation du jeune acteur, Aleksei KRAVCHENKO, est stupéfiante, passant du vide minéral à un rictus funeste avec un naturel désarmant et prodigieux.
Grace à ce visage et grâce au talent du réalisateur, la barbarie devient palpable et "humaine" à hauteur des gens .


La vengeance des partisans sera inéluctable et nous donnera le temps de voir le commandant Nazi invoquer son âge et sa fatigue pour se disculper de ses meurtres par ordonnance sans vergogne alors que un de ses lieutenants SS, fier et sûr de sa mort à venir, laissera filtrer la folle litanie de ses principes racistes et idéologiques, répétitions des discours et des rassemblements maudits du congrès de Nuremberg. Ils n'auront comme issue que celle de s'entretuer avec la promesse intenable d'épargner les survivants, idée donnée par le commissaire politique soviétique, avant que finalement, les partisans et paysans ne les abattent comme des bêtes enragées...


Mais personne ne sort indemne de cette bataille, de cette guerre. Les Nazis sont ces hommes devenus des aliénés par l'entremise d'un dément arrivé au pouvoir par effraction et les Soviétiques sont on le voit sur les images finalement proches dans leur entêtement politique et marxisto-stalinien d'une bestialité et d'une absurdité quasi identique . Ceux qui se retrouvent au milieu de ces deux camps ne pourront qu'être broyés et jetés aux oubliettes de l'histoire.

Qui se souvient des millions de morts russes , envoyés par train, camions ou charrettes par Staline pour sauver son pouvoir paranoïaque d'un agresseur plus retors et plus toxique encore que lui ? 26 millions de morts, environ 11 millions de militaires et 15 millions de civils, ( 60 millions de morts toutes nationalités confondues environ durant ce conflit ) soit presque 17% de la population de cet état gigantesque à l'époque, ont disparu dans cette tourmente. Ce sacrifice a notamment permis au reste du monde de voir enfin se renverser le cours de la guerre en infligeant les premières défaites énormes et cuisantes ( siège de Leningrad et de Stalingrad se soldant par la défaite des armées allemandes face aux armées Soviétiques ) au führer omnipotent .
À l'heure des " il faut sauver le soldat Ryan " et autres films démontrant l'impressionnante aide apportée par les USA à la défaite de l'état Hitlérien, il est parfois bon d'entendre et de voir un autre son et une autre part de l'histoire souvent méconnue.
Même si le film ne traite pas directement et pas seulement de cela, mais bien de l'horreur tout court qu'entraîne N'importe quel conflit armé du vingtième siècle, il peut permettre de rappeler quelques vérités noyées dans le fatras hollywoodien déversé comme une eau tiède.
Véritable " Apocalypse now" sans le LSD et sans acide, sans envolées lyriques mais non sans une poésie certaine, ce Requiem pour la race humaine est un objet douloureux et magnifique à la fois à contempler, dans toute sa puissance évocatrice et sa lenteur imperméable pour celui qui ne sait pas être patient.
Plus dur que tous les films du système Américain conventionnel, plus fort que tous les films tournés par le monde "libre", plus "fantastique" presque que tout autre film de genre, ce film est une expérience visuelle, acoustique, picturale et scénaristique sans précédent, ce film poignant et désespéré sur le passage de l'enfance à l'age adulte est un brûlot contre la guerre et toutes les barbaries commises au nom d'idéaux divers par les Hommes au cours des siècles...
On ne sort pas indemne de ce long métrage, on en sort transformé et bien différent, parce que convaincu par l'audace du cinéaste que l'on a touché du doigt enfin et presque hélas, l'Horreur et l'implacable logique bestiale de la Guerre.
En tout cas ce fut mon cas ...
Et je ne suis pas un perdreau de l'année pourtant.
Pas du cinéma que ceci , bien plus, pas du chiqué, pas d'acteurs en plein envol psychologique et physique du à un jeu tiré de l'Actor's studio, pas d'effets spéciaux numériques léchés et distrayants, pas de comédiens beaux, bons et gracieux se mettant en danger par un surpoids ou une perte de masse graisseuse ou musculaire temporaire.


Non, des gueules, des visages d'une normalité effrayante, des trognes, du sang épais et lourd et des mottes de terre qui jaillissent du sol sous la poussée mortifère des obus anonymes. Un son, le son de ce film qui rend sourd l'enfant après l'explosion de bombes nous rend sourd aussi , un mur de bruit bas et puissant nous entoure aussi et nous fait ressentir jusque dans nos pores la surdité passagère de Florya comme un mur invisible contre ce qu'il ne veut ni entendre ni voir .


Le requiem de Mozart va boucler les images métaphoriques de ce métrage, laissant les notes du " lacrimosa " égrener le désespoir inconsolable de cette musique faite pour rendre hommage à la Mort d'un seul homme . Mais là, c'est le Monde dans son entier qui meurt... Le manteau de la tristesse recouvre l'occident en 1943 en Biélorussie, comme dans la moitié des continents restants et tout pourra recommencer sans mémoire et sans regrets plus tard.

Rarement un film aura réussi à ce point son but; Nous faire ressentir jusqu'au fond de nos os glacés , la violence insoutenable de la mort par idéologie interposée au milieu d'une nature indifférente, éternelle et placide.
Un trouble à mon avis réel va s'emparer de vous à l'issue de cette vision désenchantée et magnifique à la fois.
Ce trouble risque de ne plus jamais vous lâcher de votre vie d'être humain.
Vous pourrez dire, au final, comme pour moi, "je l'ai vu", ce film, cette œuvre contestataire et tourmentée d'un homme désireux de laisser au monde l'empreinte de ce que lui a vécu enfant lors du siège de Stalingrad, de ce que sa famille, a subi en 1943, dans un coin perdu de la Russie avant l'hiver fatal à venir et la glaciation des armées de Adolf Hitler, celui qui n'aurait jamais dû naître, qui n'aurait jamais dû être caporal durant la 1ère guerre mondiale et devenir chancelier d'une Allemagne à genoux... Voir la fin du film et sa séquence expérimentale pour comprendre cet aparté.
Un choc visuel et un grand film à tous points de vue . Sobre, exigeant, puissant!

Je recommande à tout cinéphile digne de ce nom .

Prosper666

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