Il fait déjà nuit à Rio Bravo, toute la lumière jaune vient du saloon. On ne voit que le bas de la porte, une paire de bottes. Hésitation. L'homme qui est dans ces godillots entre sans assurance. Au plan suivant il est défini : hâve, fébrile (un tic : se caresser le menton avec une apparence de perplexité), imbibé d'alcool. Hawks a visé juste : dans un instant, le destin de Dude va bien se jouer à ras de terre. Accepter de ramasser un dollar jeté dans un crachoir, on ne tombe pas plus bas. Toute l'action du film va sortir de ce récipient, dans lequel se dessine le rachat de l’ivrogne. Western en vase clos ? Le pluriel même s'impose : crachoir, bureau-prison du shérif, et ce qui les contient tous, la ville, dont on ne s'écarte pas, le règlement de comptes final en étant à la lisière. Dans la galaxie westernienne, Rio Bravo est resserré sur lui-même, et cette constriction ajoute à l'évidence d'une dramatisation de l'Ouest quotidien — le champ refermé sur une vie qui donne tout leur poids à la crasse, à un paquet de café, à une livre de sucre... et à ces quelques arpents volés par les Burdette à Stumpy, autrefois, dont le souvenir nourrit sa haine gouailleuse pour les deux salopards. L'impérial Howard Hawks a signé ici un classique inusable à l'opposé de La Rivière Rouge, qui chantait la magnificence empathique de l'espace. Mais c'est par une différence de nature et non de degré que Rio Bravo s'oppose au western-épopée, support de la naissance d'une nation intégrant l'histoire à la mythologie de l'Union. Il s'en éloigne moins par le dessin de son action que parce que les contradictions, si remarquablement combinées à sa thématique, le placent sur le versant descendant de la conquête, celui où l'aventure, qui n'est plus que l'ultime refus de la loi, vient mourir entre les barrières et les codes d'une société aspirant à la stabilité. Ce n'est plus la migration fabuleuse mais l'enracinement dans l’ordinaire. Ici chaque coup de feu engage son homme et répond à un processus complexe. Loin de satisfaire un besoin de pittoresque, le réalisme poussé et le choix des tranches de vie traduit une nécessité d’ordre psychologique. Il fait voir les choses de près et par là même substitue aux figures légendaire de simples personnages. Étant entendu que simples ne signifie pas simplistes ; plus encore, cela ne les empêche pas d’être libres et héroïques. Libres car ils sont capables de s’adapter à tous. Héroïques car ils ont une conscience claire des moyens dont ils disposent pour atteindre le but qu’ils se sont fixés. Il leur faut vaincre parce qu’ils ont décidé de s’atteler à cette tâche et qu’aucun homme ne recule jamais devant la tâche à accomplir.


Comme la rue principale de Rio Bravo, bourgade archétypique alignant ses perrons et ses façades de bois pour notre surprise toujours ravivée, la ligne de force du film sépare traditionnellement les bons des méchants. Les frères Burdette, Joe l'abruti et Nathan l'élégant cerveau en feutre blanc (préfiguration du politicien pourri), à qui la moitié de la ville appartient, se sont taillés à coups de colts un état là où l'État existe à peine. Contre eux, le marshall John T. Chance, à qui John Wayne donne sa mesure et une épaisseur tranquille : l'éléphant de justice, d'abord masqué par la mousse du savon à barbe, qui lui permet d'être à la fois acteur et témoin — témoin de l'humiliation de Dude, qui ignorait sa présence dans le saloon, et témoin d'un meurtre. De la barbe au crachoir, le drame ne privilégie rien que de quotidien. Les gestes sont ceux qu'il faut exécuter pour vivre décemment en bonne compagnie : on enverra Dude prendre un bain afin que chacun puisse se sentir plus à l'aise dans l'espace confiné qu'est la prison assiégée ; mais, dérision, c'est un pot de fleurs lancé à travers une fenêtre qui sauvera le shérif désarmé par trois tueurs à la solde de Nathan. Le représentant de l'ordre ne fera confiance qu'à ce qui lui est familier : tout étranger lui est dans un premier temps suspect, la jolie femme arrivée par la diligence autant que le tricheur professionnel expulsé de la ville le lendemain. Et puisque son arme est caution de sa vie, l'homme de l'Ouest qu'il est encore ne se sépare jamais de son fusil aux canons courts, qu'il préfère à tout autre arsenal et manie comme une canne à pêche.


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La caméra de Hawks happe les choses, les situations et les évènements de la même manière. Le cadre est toujours exactement là où il faut pour nous faire mordre à l'appât : aucune envolée sur le paysage, aucun bavardage visuel. L'utilisation du champ-contre-champ dans la grande rue, quand Dude en faction, puis Chance à son tour, se font surprendre, ou dans la rencontre entre Dude et Joe, reste d'une parfaite sobriété. Comme le shérif, le cinéaste mise sur ce qui est naturel et s'y tient. Il gagne à chaque image, sans morceau de bravoure. Cette économie fait qu’au moindre raccord de rupture, on reçoit le plan suivant dans la poire à peu près comme si c'était la carabine du héros. Efficacité de la litote. La brutalité obtenue compense alors une brièveté galopante. Si chaque bagarre est longuement amenée, sa résolution (sauf la dernière à la dynamite) est rapide et sèche comme un coup de trique. Aussi ce film dont l'action quelque peu indolente va et vient dans la lumière poudreuse ou la nuit noire d'une petite ville presque en état de siège ne cesse-t-il de crépiter et de jeter de l’huile sur le feu. Aux moments de tension et d'éclat, Hawks fait succéder soit une montée dramatique (Chance conduit pour capituler à la prison), soit un temps de liaison romanesque, teinté d'humour. Puis il ajoute une note menaçante à un temps musical (quand les hommes de Burdette jouent l'aria à la mort du siège d'Alamo), ou tempère la tension par la fantaisie (l'âne et la dernière bataille rangée avec l'intervention de Stumpy). Remarquable nonchalance apparente d'un maître sûr de ses moyens, mais qui se tient avec une rare conscience à l'exact niveau de ce qu'il veut montrer. En bref, maître de son sourire comme de son punch.


Les relations avec les Burdette et leurs sicaires sont simples : ce sont des rapports de force et d'astuce. Hormis Pat Wheeler qui lui offre son aide et en meurt aussitôt, le shérif ne pourra compter que sur le vieux Stumpy et le petit hôtelier mexicain. Voilà pour la fidélité. Il est bien évident que les gens de Rio Bravo ne prendront aucun risque : ils ont vu ce qu'il en coûtait. Voilà pour le courage. Le film là encore se sépare de l’aile épique du genre, qui rassemblait les destins dans les mêmes épreuves. C’est le western de la modification américaine, de ce passage si beau en retours de flammes cinématographiques, du mythe à la sociologie psychologique — passage qui mène du Gaucher (sorti l’année précédente) à La Horde Sauvage ou aux westerns célébrant leur fin, qui est celle d'une époque, dans une fête rituelle où les grands bols de sang sont coupés de sarcasme, où la mort s'étrangle de rire, où le désert commence à puer l'essence (Peckinpah). L’évolution du héros est moins sensible en surface chez le personnage de Chance que chez le Pat Garrett d’Arthur Penn, car si chez Hawks il applique les mêmes principes et défend le parti de l'ordre, il ne lutte que contre des tueurs sinistres et pas contre un ami (à savoir le Kid). Au contraire il sauve de sa dégradation un borracho, Dude l'abandonné, et acceptera même — ultime et absolue marque de confiance — qu’il veille sur lui. Pas sans mal : ce dernier a, comme la soif, l'amitié ombrageuse, et la présence d'une femme complique plutôt les choses. Surtout lorsqu’il s’agit de la ravissante Angie Dickinson aux jambes si longues, qui porte la guêpière comme nulle autre. Dans ce petit phalanstère mâle où tous les âges sont représentés, elle prend naturellement l’avantage. Il existe un typique marivaudage hawksien, dont la femme règle la vitesse en jetant un grand rêt ironique sur l’homme qu’elle désire. Partie dure à jouer : il lui faut désamorcer par le rire les tics et rites d’un univers spécifiquement masculin. Elle va jusqu’à demander qu’on la déshabille, jusqu’à faire la barbe au shérif. Après un coup pour rien, la temporisatrice restée seule semble compter les points : "Thanks", dit-elle.


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Cette impression d’une vie en train de se faire, d’une durée qui refuse les poncifs du genre, parce qu’elle est livrée aux incertitudes et aux glissements du hasard, est soutenue par une sensibilité morale des plus vigilantes. Puisque rien n’est jamais acquis, veillez et agissez. Rien de chrétien dans cette attitude inspirée par les lois de la jungle et soucieuse d’un humanisme à hauteur d’homme. Mais la convergence de quelques idées-forces essentielles : une liberté à regagner, une solidarité à maintenir, un capital d’engagement à revalider quotidiennement, une lutte contre l’érosion de l’énergie et de l’attention qui se fait à base d’intelligence, de self-control, de ténacité. Ce stoïcisme atteint son point de perfection avec le dandysme de Colorado, Janus bifrons nimbé de cette grâce suprême qu’est la désinvolture, parangon de légèreté immatérielle qui passe avec détachement au milieu de l’affrontement, du choc des poings et des consciences, et que le jeu de la vie et de la mort amuse plus qu’autre chose. Mais il est aussi dans le fléchissement voulu d’un rythme où les paliers habituels sont remplacés par une sinusoïde. C’est par un déroulement simple, aisé et comme négligent, tout en redites et en temps morts, que Hawks tisse cette toile de Pénélope de la croyance donnée, retirée et redonnée, de l’honneur perdu, compromis et retrouvé. Il compose une tapisserie arachnéenne d’un doigt subtil qui n’a pas besoin de recourir à la littérature pour tracer son graphique spirituel. Ici on n’existe que par l’estime dont vous gratifie le prochain. Le shérif polarise ce besoin fondamental qui n’est pas seulement celui de Dude et de Stumpy, mais également celui de l’ex-chanteuse qui ne se sentira vraiment lavée de son passé que si Chance se laisse émouvoir par elle. Chacun est nécessaire à tous, et dans les deux sens. Car le personnage de Wayne ne se sent pleinement exister lui aussi que grâce à cette justification d’eux-mêmes, constamment sollicitée par les autres.


Avec le quatuor Chance, Dude, Feathers et Colorado, qui mènent une sorte de hiératique et pourtant capricieuse parade, Hawks fait merveilleusement jouer sur les violons de l'Ouest les thèmes naïfs, ambigus et passionnants de la sexualité de l'aventure. L'arrivée de la joueuse de poker au moment du drame suscite de la part de Chance une hostilité marquée. Ses avances le font fuir parce qu’il n’oublie pas le motif de la déchéance de Dude : la trahison de celle qu’il a aimée. C'est aussi qu'il y a plus urgent à Rio Bravo que de s'occuper de dentelles. En revanche, quand Wheeler survient avec ses chariots et ses hommes, il est immédiatement séduit par Colorado, redoutable et félin charmeur : sous le velours, c'est l'acier qu'il faut pour se battre, donc pour survivre. La femme dans Rio Bravo n’est pas que l'élément comiquement discordant (Consuela) ou la faiblesse des forts (le guet-apens à l'hôtel réussit dans la mesure où cet élément dissout la vigilance, l'invulnérabilité du héros) : c’est elle qui choisit son homme en toute connaissance de cause et le fait évoluer en recourant à une saine provocation. Mais les temps changent. Une fois leur compte réglé aux Burdette, le shérif acquiesce au sommeil du guerrier. Et le soir, l'envol par la fenêtre des sous-vêtements qui choient sur Dude et Stumpy confirme qu'en cédant à Feathers, le puritain Chance expulse ce qui, pour lui, n'est plus conforme à une ère nouvelle. Les pionniers d’autrefois se sont installés près du Rio Grande, ils ont pris de l’âge et c’est moins la splendeur qui touche ici que la nostalgie du lion devenu vieux. Pourtant la sérénité l’emporte. Il faudrait parler d’un art de la fugue pour Rio Bravo car chaque mélodie n’existe que par rapport aux autres, chaque action advient en toute eurythmie avec ses mobiles et ses conséquences. Le cinéaste décrit un monde qui se suffit à lui-même et où rien ne se perd, un microcosme en perpétuel devenir qui tend vers une symbiose à laquelle on accède en bloc et en s’aidant les uns les autres. À la fin, les personnages libérés semblent prendre un nouveau départ et tout nous indique qu’il sera le bon puisque ses fondements correspondent précisément à l’idée que Hawks le moraliste se fait des rapports humains. Pour lui, le salut ne se trouve pas dans une quelconque forme de transcendance mais dans l’homme lui-même. Admirable conviction.


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Thaddeus

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