Un film qui s'ouvre sur une scène montrant des musiciens de jazz à l'oeuvre ne peut pas être tout à fait mauvais. Lorsqu'il parvient à déjouer tous les clichés habituels de l'histoire qu'il raconte, il rend même hommage à cette musique, qui ne glorifie rien tant que le "style", la façon de faire personnelle d'un musicien. Oui, River of Grass est un film assez jazz. Car que font les musiciens de jazz, sinon reprendre de vieilles rengaines pour leur donner un nouveau visage ? Ici Kelly Reichardt nous propose sa version de Bonnie and Clyde. Une version ironique et désenchantée.


Mais si le film est jazz, c'est aussi parce qu'il met en jeu la thématique de l'équilibre. Comme le swing est lié à un équilibre entre tension et détente, et de même qu'un musicien de jazz est toujours "sur la corde raide", Cozy recherche cette posture : on la voit marcher en équilibre sur un muret, prendre des postures acrobatiques, tourner sur elle-même, sauter à cloche pieds, déclarer "Limbo, that sounds nice". Autrement dit, ce qui l'attire, c'est tout ce qui est du domaine de l'incertain, du flou, du risque, d'un équilibre que l'on peut perdre à tout moment. Tout le contraire du prénom qu'on lui a donné, Cozy.


Car Cozy fuit le confort - et son corollaire, le conformisme : elle rejette de tout son être cette existence de femme mariée avec deux enfants, jusqu'à ne ressentir aucun instinct maternel. Notons ici l'engagement féministe de la cinéaste, qui n'entend se laisser enfermer dans aucun rôle, fût-il organique comme celui-là. Cozy entend bien s'écarter de la ligne toute tracée pour elle. D'où l'importance de la scène en bas d'un échangeur, plastiquement très réussie. Cette ligne toute tracée, c'est aussi celle de la loi, que Cozy va enfreindre non avec le frisson de la transgression, mais comme quelque chose qui lui est absolument nécessaire, vital.


Cette ligne découle pourtant d'une lignée. Une mère qui l'a abandonnée, un père policier batteur de jazz qui ne cesse d'égarer son arme : la fantaisie semble être inscrite dans les gènes de l'héroïne. Et de fait, la cavale avec le jeune Lee rencontré dans un bar va accumuler les situations loufoques, les micro-événements qui se terminent par des flops, à l'image de la blatte qu'on essaie de tuer avec une Bible puis finalement d'un coup de revolver. La première scène, du père qui course un délinquant avant de se retrouver sans son arme et les pieds dans l'eau, est à cet égard programmatique : River of Grass va nous conter le parcours de deux loosers même pas magnifiques. Dont le crime le plus grave, comme dit le disquaire aux flics, est de "l'avoir interrompu au milieu de sa phrase".


Après avoir manqué de la renverser sur la route, Lee va conquérir Cozy avec des trucs de petits dragueurs. Une lumière orange les montre au premier plan, un couple s'enlaçant au second plan. Tout cela est un peu trop convenu pour Cozy. Plonger tout habillée dans une piscine en escaladant une clôture, voilà qui est plus tentant. Belle scène de Cozy se détendant dans la piscine. Lorsque nos desperados au rabais croient avoir tué un homme, ils s'enfuient, et la cavale commence.


On les retrouve dans une chambre d'hôtel où nul coït n'est montré, autre cliché évité. D'ailleurs, ni Lee ni Cozy ne sont glamour, on est loin de Faye Dunaway et Warren Beatty ! Cozy en particulier, qui a pas mal de kilos en trop et va s'enlaidir encore en se coiffant d'une perruque. Le fameux revolver du papa ne sert à rien au trop timoré Lee : qu'il vole des fringues dans un Lavomatic ou s'essaie à un hold-up en se faisant coiffer au poteau par plus audacieux que lui, qu'il s'introduise chez sa mère pour lui piquer uniquement des vinyles ou qu'il freine au dernier moment devant une barrière de péage, se faisant gronder comme un gamin par un flic magnanime, Lee déçoit. Il sent bien d'ailleurs qu'il ne faut pas révéler à Cozy qu'en fait personne n'est mort : "if we weren't killers, we weren't anything" déclare Cozy en voix off. Alors, lorsqu'il ira lui proposer une petite vie rangée, c'en sera trop pour Cozy, d'où un final très drôle, que nous ne révélerons pas.


Cette épopée minuscule s'inscrit dans un décor délavé, où le bleu clair domine, où rien de flamboyant ne semble possible. En ce sens, le film est d'un réalisme glaçant, tournant le dos au merveilleux, montrant la banalité d'une Amérique démystifiée. Où la seule perspective semble être de se retrouver au beau milieu d'un embouteillage. Damien Chazelles, dans La la Land, reprendra l'histoire où Kelly Reichardt l'avait laissée, en lui redonnant du gloss.


7,5

Jduvi
7
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le 13 juin 2020

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Jduvi

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