« Il en va souvent de même des actes qui meuvent les roues du monde : de petites mains les accomplissent parce que c’est leur devoir, pendant que les yeux des Grands se portent ailleurs. »


Cette phrase que J.R.R. Tolkien faisait prononcer au seigneur Elrond lors du Conseil qui allait confier l’anneau de pouvoir, et avec lui le sort de la Terre du Milieu, à la plus modeste des créatures, ce pourrait être le texte déroulant sur le générique d’ouverture de Rogue One, du moins s’il avait eu l’honneur d’en avoir un comme tous les autres Star Wars avant lui. Parce que de fait, il s’agit bien ici de cela, et rien que de cela : donner aux petites mains de la galaxie, à ses héros anonymes et autres sans grades ou noms les prédestinant au plus grand des destins, des visages et une histoire. C’est-à-dire tout ce qui a toujours fait défaut à la franchise Star Wars, contrainte qu’elle était par son très codifié canon mythologico-chevaleresque à n’épouser le point de vue que d’une certaine lignée d’êtres élus, pour ne pas dire d’élites constituées en véritable caste aristocratique.


Aussi, alors que tous les projecteurs se braquaient sur le geste fétichiste et in fine mortifère du fanboy number one, j’ai nommé J.J. Abrams, plus grand VRP de cette tendance au cinéma post-mortem - et non postmoderne, la confusion est fréquente - dans laquelle se fourvoie aujourd’hui le tout Hollywood, quelle ne fut pas la bonne idée de Kathleen Kennedy que d’aller confier la mise en œuvre de ce projet de spin off à Gareth Edwards. Que ce soit dans Monsters ou dans sa relecture du mythe Godzilla, celui-ci n’aura en effet eu de cesse de faire montre d’un talent assez particulier pour incarner dans ses images même le point de vue de microcosmes humains plongés au cœur d’affrontements aux dimensions - excusez le néologisme - « macrocosmocataclysmiques » ! Ou comment, par le fait d’une mise en scène basée sur le choc scalaire, appliquer les leçons du Steven Spielberg de La Guerre des Mondes : la caméra comme instrument d’un cinéma d’autant plus épique que notre référent y reste à échelle lilliputienne, œil tremblant de l’homme du peuple exposé à l’aveuglante lumière de choses le dépassant de loin, de vraiment très loin.


En lieu et place d’aliens montés sur échasses ou de kaiju se foutant sur la gueule, Gareth Edwards, en bon Jack Arnold contemporain, trouve donc ici matière à faire avec l’étoile de la mort et quantité de croiseurs interstellaires, tous, par contraste avec leurs victimes aux airs de fourmis, magnifiés dans leur terrible puissance de destruction massive. De quoi rappeler la majesté avec laquelle Georges Lucas et Irvin Kershner filmaient leurs maquettes géantes en 1977 et 80. Et ce, là même ou J.J. Abrams, avec sa manie du récit ayant la courante et sa façon de multiplier les impressions de déjà-vu, réussissait l’exploit de faire rapetisser un univers sensément infini. Chapeau l’artiste ! Multipliant les planètes et nouveaux environnements, le réalisateur de Rogue One se charge lui d’étendre l’horizon imaginaire de la saga, et ce faisant, de rendre toute son ampleur à ce qui ne saurait être réduit à un pseudo-discours auteurisant de type : « j’adule Star Wars mais n’en suis pas à la hauteur et le fais dire à mes alter-ego diégétiques et plus ou moins pathétiques ». Et plus encore, toujours par les seuls moyens de sa mise en scène, Gareth Edwards parvient à donner à son film une certaine gravitas. De celle qui ne peut naître que lorsqu’on sait les personnages parfaitement démunis face à la furie d’un sabre laser abattant tout sur son passage. Enfin presque…


Car il est bien une force que Rogue One oppose au rouleau compresseur de la machine de guerre impériale : celle du collectif, autrement dit celle de la fourmi, encore une fois. Ce collectif qui fait toute la portée démocratique de cette scène où, avec la détermination d’un terminator, un célèbre seigneur Sith délite un à un tous les maillons d’une chaîne humaine le long de laquelle l’espoir se fraye malgré tout un chemin, jusqu’à accomplir sa mission (programmer l’épisode IV). Traduction : si les petites gens de la fiction tombent sous les coups de sa figure la plus iconique, les valeurs et croyances qui les traversent perdurent par-delà les épreuves, l’espace et le temps. « Je fais corps avec la Force et la Force est avec moi », aime à le répéter l’autodidacte Chirrut Îmwe. Et l’essence du film, en fait double, se trouve peut-être là : d’abord dans ce rôle de connecteur logique entre la première et la deuxième trilogie (chacune incarnée par un ou des personnages emblématiques, concrètement ou virtuellement) ; et ensuite par cette façon qu’a Gareth Edwards, par son seul sens visuel, d’incarner l’idée d’une somme articulée d’individualités résistant à l’oppression d’une masse homogène et sans-visage. Face à une menace aussi abstraite - pas plus que Le Seigneur des Anneaux, Star Wars ne devrait se voir réduit à une quelconque allégorie - Rogue One s’affirme dès lors, au-delà de son récit des événements qui auront servi de base de lancement à la geste de Luke Skywalker, comme un réel hommage à l’acte résistant. Et ceci sans tomber dans le piège de la naïveté.


Parce qu’une guerre ne saurait être propre que du point de vue des grands stratèges y présidant avec la même froideur que les machines l’exécutant, Gareth Edwards ramène un peu de poussière et d’énergie du désespoir là où George Lucas, dans ses derniers épisodes, s’était échiné à remplacer le moindre grain de sable, la moindre zone grise, par un fond vert ou le recours à une dramaturgie à la grandiloquence boiteuse. Ainsi donc de cette scène de guérilla urbaine sur la lune Jedha : zone de guerre rappelant, par la façon dont on s’y affronte au milieu même de potentiels dommages collatéraux, la Bagdad livrée à l’occupation des uns et l’insurrection des autres de Démineurs. Et pour cause, si Rogue One rappelle de la sorte le cinéma de Kathryn Bigelow, sans doute est-ce parce que Gareth Edwards sera aller emprunter à la cinéaste son chef op’ de Zero Dark Thirty, Greig Fraser, de même qu’il aura repris à celui d’Interstellar l’idée de coller sa caméra sur le dos des vaisseaux en plein combats spatiaux. De quoi injecter un peu de modernité dans un univers plus que jamais menacé par son propre culte et sa conséquence directe, le syndrome du requin (surplace et asphyxie). Et Gareth Edward, par cette attention portée à tout ce qui renforce l’effet de réel dans sa reconstitution d’un univers imaginé quarante ans plus tôt, de trouver un bel équilibre entre le style d’inspiration documentaire de sa mise en scène (longues focales, point très mobile et caméra portée) et le classicisme d’un découpage à la lisibilité hors pair (cf. cet art de la direction du regard, cette petite histoire que nous raconte nombre de plans, ou encore ces raccords de mouvement assurant par-delà chaque cut la continuité de l’action).


Toute proportion gardée, l’approche qu’à le cinéaste de l’univers Star Wars en rappelle alors un peu une autre : celle qu’en 1946, allant à l’encontre des modes de représentation de la guerre alors en vigueurs, Roberto Rossellini développait dans Païsa, et plus précisément dans son dernier segment consacré à un petit groupe de troufions abandonnés de leur hiérarchie en plein territoire ennemi. Ce même territoire où ils trouvaient finalement une mort d’autant plus cruelle qu’elle les prenait à peine six mois avant la fin du second conflit mondial. Nous contant lui aussi l’histoire d’une bande de sacrifiés, certes pour leur part volontaires et héroïques, mais eux aussi délestés de toute angélisme et pour certains moralement abîmés par le quotidien d’une vie de lutte, le récit de Rogue One fait semblablement figure de contre-histoire, mais quant à lui vis-à-vis du récit « starwarsien » tel qu’on le connaissait jusque-là. Voilà en somme ce qui fait à mes yeux le principal intérêt de cet épisode, aussi mineur soit-il : cette façon qu’a son auteur, à l’intérieur d’un univers marqué par la faillite de l’ancien ordre jedi - signe de l’obsolescence d’un certain type de récit par trop manichéen -, de poser son regard sur quelques outcasts qui auront à leur petit niveau, dans quelques obscurs replis de l’Histoire galactique, œuvré pour ramener l’équilibre dans la Force.


Bien sûr, Gareth Edwards brille davantage dans la pure expression iconographique que, malgré l’aide de ses coscénaristes Chris Weitz et Tony Gilroy, dans l’écriture. Certains de ses personnages souffrent ainsi de l’indigence de leurs backstories, cependant que leurs relations à tous, trop peu développées, peinent à susciter notre pleine empathie - le personnage de Forrest Whitaker parait même avoir été sacrifié lors des fameux reshoots. Aussi le film manque-t-il d’un je-ne-sais-quoi d’implication émotionnelle pour être tout à fait à la hauteur de ses ambitions, à l’image de la partition de Michael Giacchino (fort efficace au demeurant, mais frustrante dans son manque de thèmes marquants). Le problème, outre quelques dialogues foireux et les désormais habituelles scènes de fan service - rien à secouer de voir C-3PO, R2-D2, les futurs emmerdeurs de Luke dans la cantina de Mos Eisley ou encore un clone numérique de Leïa nous faire coucou ! -, étant probablement le suivant : malgré ses bonnes intentions, Gareth Edwards demeure encore un peu trop sage et docile vis-à-vis de ceux qui seront aller le chercher pour de bonnes raisons. Lesquelles sont, d’une part, son savoir-faire, évidemment, mais aussi, d’autre part et plus surement encore, l’assurance de pouvoir garder sur cet artiste encore peu expérimenté en matière de film de studios un certain contrôle créatif. Celui-ci ayant pour principal objet d’organiser et de taxer le culte de certaines reliques. Et l’on sait à quel point, dans le système hollywoodien tel qu’il fonctionne de nos jours, les enjeux financiers liés à ce genre d’entreprise marketing peuvent être castrateurs pour un cinéaste. Raison de plus, au final, de s’étonner de la belle cohésion de ce Rogue One. Soit l’œuvre modeste mais aimable d’un des rares groupes d’artisans hollywoodiens encore un peu soucieux de raconter une histoire propice à faire rêver plutôt que d’éternellement « teaser » une aventure qui n’adviendra jamais.


« C’est comme dans les grandes histoires, Monsieur Frodon, celles qui importaient vraiment, celles où il y avait dangers et ténèbres. Parfois, on ne voulait pas connaitre la fin, car elle ne pouvait pas être heureuse... Comment le monde pouvait-il redevenir comme il était avec tout le mal qui s’y était passé ? Mais en fin de compte, elle ne fait que passer, cette ombre... Même les ténèbres ne font que passer... Un jour nouveau viendra et lorsque le soleil brillera, il n’en sera que plus éclatant... C’était ces histoires dont on se souvenait, et qui signifiaient tellement... Même lorsqu’on était trop petit pour comprendre... »


Hmm, hmm… par les racines de Yoda mais c’est qu’il a raison le brave Samsagace ! À bon entendeur donc, Monsieur Johnson…

Toshiro
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le 26 déc. 2016

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Toshiro

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