Second volet de la non-officielle Trilogie de l’appartement, entre Répulsion et Le Locataire (qui en sera l’indéniable sommet), Rosemary’s Baby est de loin le plus connu : peut-être est-ce parce que l’effroi y est plus explicite, et les thèmes choisis plus romanesques, moins intimes et psychologiques.


Le glamour américain y est aussi sans doute pour quelque chose : dans cette splendide demeure new-yorkaise le couple formé par Mia Farrow et John Cassavettes représente à merveille les sixties finissantes : une femme épanouie, un mari en quête de gloire dans le cinéma, et le grand saut dans l’inconnu d’une vie commune, puis de la parentalité.


Car c’est bien d’inconnu qu’il est question : puisque tout est nouveau, tout est à découvrir : l’appartement, ses voisins, la grossesse. La majeure partie du film repose sur cette ambivalence fondamentale : l’inquiétude liée à la nouveauté (ces cloisons poreuses dans l’appartement, ce réveil d’une nuit avinée, ces douleurs insoutenables) et celle, plus grande encore, issue de ceux qui rassurent trop : un mari trop confiant, des voisins devenus parents de substitution, un médecin qui minimise.


Dans le calme, le sourire posé d’un entourage qui inspire la méfiance, un effroi diffus s’installe : tout sonne faux, des maux à leurs remèdes, des faims inconsidérées pour de la viande crue à ces breuvages artisanaux concoctés par une femme un peu trop pressante. Tout est question de point de vue : rivé à la perception de Rosemary, le spectateur partage ses angoisses sans trop savoir quelle distance prendre avec elle : dans quelle mesure celle-ci ne fait pas preuve de déraison, voire de paranoïa face à un groupe qui ne demande qu’à l’aider ? Place ambivalente et particulièrement fertile, puisqu’aucun personnage ne s’affirme comme un repère stable, et notre confiance ne trouve nul destinataire.


Cette atmosphère étouffante, cette personnification donnée aux parois, au son des appartements voisin, cette langueur, ce paradoxe entre la présence de l’entourage et une solitude croissante donne toute sa saveur à l’œuvre, pour laquelle Polanski exerce un talent proprement unique. Contrairement à Cassavettes ici acteur, mais qui a aussi traité de l’aliénation féminine, notamment dans le superbe Femme sous influence, tout passe par le non-dit : peu de coup d’éclat, mais des doutes. Pas de crise, mais une succession d’acceptations.


Le choix porté sur l’évolution du récit va de pair : au spectateur d’accepter une explicitation de plus en plus claire des enjeux, et de leur dimension surnaturelle. Il en avait déjà fait la pénible épreuve dans la scène de fécondation, qu’on pouvait certes assimiler à un rêve, mais qui tranchait bien trop violemment avec l’ambivalence générale : grande erreur que de nous avoir montré la tête du diable, quand on est un maître dans l’art de la suggestion…


Le final reste certes suffisamment tamisé pour poursuivre cette horreur diffuse, et l’attitude de la femme rattrapée par son instinct maternel a quelque chose de fascinant, fidèle à l’auscultation au scalpel que pratique Polanski dans la majorité de ses films. Mais on ne peut s’empêcher de regretter de voir les autres affirmer explicitement, et dans un folklore un peu amoindrissant, ce qui pouvait relever d’élans bien plus complexes et indicibles, ceux d’un esprit en perte de contrôle. Ce que Rosemary’s Baby ritualise en groupe, Répulsion l’enfermait dans un corridor ; ce qu’il explicite, Le Locataire le perdait dans un hurlement saturé de bandages : sans les autres, sans les mots, l’effet n’en était que plus dévastateur.

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le 15 mars 2017

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Sergent_Pepper

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