Vouloir épuiser un sujet aussi vaste que celui de la tragédie cambodgienne (deux millions de morts entre 1975 et 1979) est un travail de titan qui peut être l'œuvre de toute une vie. Rithy Panh, rescapé d'un camp de travail khmer, y consacre la sienne en multipliant les films ou les documentaires qui sont autant de façon d'aborder le sujet. Ainsi, S21, la machine de mort khmère rouge n'est jamais que la pièce d'un immense puzzle qui ne cherche pas à revisiter toute l'histoire de cette période ni à faire le procès de la dictature. Sa démarche, beaucoup plus humble, consiste à évoquer la grande histoire à travers la petite, le drame de tout un peuple à travers l'expérience de quelques-uns. Ici, il s'intéresse au S21, un ancien Lycée devenu "bureau de sécurité", un symbole de vie qui devient synonyme de mort : hommes, femmes et enfants furent interrogés, torturés et exécutés dans ces lieux avant d'être enterrés dans des fosses communes. Panh revient sur les lieux du crime et cherche à savoir non pas "pourquoi" mais "comment" cette tragédie a pu avoir lieu, comment de simples hommes ont pu devenir des machines à tuer, comment se reconstruire, comment aborder l'avenir si on ne se penche pas sur son passé.

Pour ce faire, Panh poursuit le travail de mémoire entreprit jusqu'alors (Bophana, une tragédie cambodgienne) et convoque la mémoire humaine, celle des rares survivants, afin de pouvoir se rappeler. Se rappeler pour ne pas oublier, se rappeler avant de pouvoir avancer. La bonne idée du documentaire réside ainsi dans la confrontation entre les ennemis d'hier, entre bourreaux et victimes. Si on pouvait légitimement s'attendre à des séquences de grandes intensités, dopées à la rage ou à la colère, on est agréablement surpris par l'apparente sérénité du propos : pour Panh, il ne s'agit pas de faire le procès du régime Khmer mais bien de recueillir les témoignages des acteurs de l'époque et de laisser au spectateur le soin d'étayer son propre jugement. Seulement le cinéaste ne se contente pas de simples entretiens filmés, il va jusqu'à reconstituer la vie à l'intérieur du S21, faisant jouer aux anciens bourreaux les rôles qu'ils tenaient autrefois. La démarche interpelle, certes mais elle irrite également et limite de ce fait la portée du documentaire.

On peut apprécier ainsi la reconstitution minutieuse et documentée du S21, avec ces plans-séquence dénués d'artifices qui ressuscitent avec force la machine de mort Khmère rouge : revenus sur les lieux de leur forfait, les anciens tortionnaires n'ont aucun mal à reproduire des scènes qu'ils connaissent par cœur : interrogatoires, coups, brimades, tortures, les gestes sont précis et exécutés machinalement, tout comme les paroles qu'ils peuvent répéter à l'infini. Les scènes surprennent et nous glacent d'effroi pour ce qu'elles suggèrent avant tout : des portes qui s'ouvrent et qui se ferment, des pas que l'on entend le long des couloirs, des lumières qui oscillent, un silence rompu par une action inhumaine... il faut finalement peu de chose pour que le S21 reprenne vie, il faut peu de chose pour que les anciens démons réapparaissent.

Si la démonstration est convaincante, elle n'est toutefois pas dénuée de reproches : lourdement explicites, inutilement répétitives, ces séquences peuvent être perçues comme lassantes voire harassantes. De même, si on évite le cours d'Histoire, un minimum de contextualisation n'aurait pu être que bénéfique. Cela dit, même si S21 n'est pas l'œuvre la plus aboutie de son auteur, on reste assez stupéfait par le portrait que l'on nous fait de ces anciens tortionnaires.

À travers les échanges avec leurs anciennes victimes, et notamment avec le peintre Vann Nath, on perçoit rapidement la puissance de l'endoctrinement Khmère rouge. Au début, les anciens bourreaux tentent de se disculper en rationalisant : on ne faisait qu'obéir aux ordres, on n'avait pas le choix. Et puis, progressivement, devant l'insistance de Vann Nath, véritable double du cinéaste, les hommes se laissent aller à la confidence : "Tuer ça devenait normal. On s'était habitués". On devine alors le fonctionnement du régime Khmer, et à travers lui de n'importe quelle dictature, qui embrigade les plus jeunes afin d'anéantir chez eux toute conscience et toute morale. Le summum est sans doute atteint lorsque les victimes expriment leur culpabilité d'être encore en vie tandis que les anciens bourreaux n'éprouvent aucun remords. C'est à cet instant que l'on constate l'aboutissement de l'endoctrinement, lorsque l'homme cesse d'en être un.

Si le documentaire est quelque peu bavard, les mots prononcés sont loin d'être anodins : les anciens tortionnaires ne cherchaient pas seulement à "tuer" mais plutôt à "détruire" ou à "anéantir". On perçoit ainsi la logique même de la dictature : détruire toute trace de l'existence ! C'est là où la démarche entreprise par Panh prend tout son sens avec ces images qui mettent en relief la trace du passé, qui réveillent la mémoire collective : des peintures illustrent les souffrances et les humiliations, des photos de visages anonymes témoignent de l'ampleur du massacre, un bouton de chemise retrouvé dans un tas de poussière nous rappelle la nécessité de mettre au jour certaines vérités.

Procol-Harum
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le 8 août 2022

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