Salafistes
6.7
Salafistes

Documentaire de François Margolin et Lemine Ould Salem (2016)

Non, expliquer n'est pas excuser.

Me trouvant à Paris pour quelques jours, j'en ai profité pour aller voir une des très rares projections de Salafistes, dont la sortie en salle a suscité une énorme polémique. Interdit aux moins de 18 ans, précédé d'un avertissement gouvernemental, projeté dans seulement quatre salles en France, conspué par de nombreuses personnalités, le documentaire sent le souffre. Ce qu'on lui reproche ? D'exposer des images de propagande et des discours d'idéologues salafistes. Ce qu'on craint ? Moins le choc que pourraient susciter la violence des propos et des actes que l'attrait qu'elle pourrait exercer sur les spectateurs. Florilège : "reproduction complaisante d'une logorrhée obscène" pour Yves Thréard, "un film qui a force de provocations, flirte avec la propagande" pour * Le Figaro*, "des images qu’on ne diffuserait pas, à l’état brut, sans commentaire, sans distance" pour France Télévision qui lui retire d'ailleurs son soutien, "spectacle douteux" pour Le Monde... Et je pourrais continuer longtemps ainsi.


Ces censeurs horrifiés n'ont pas tous vu le film. Moi si. Je peux certifier qu'il ne fait en rien l'apologie du terrorisme, bien au contraire. Réalisé par deux journalistes, le français François Margolin et le mauritanien Lemine Ould M. Salem, il donne effectivement la parole à des responsables politiques d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et à des autorités religieuses salafistes. Sans commentaire, sans voix off, mais pas sans contrepoint :



  • Le premier vient du montage alterné entre discours idéologique d'un côté et vidéos de propagande de l'autre. Ces exactions des terroristes d'AQMI, de Bokoharam ou de Daesh (mains coupées, exécutions publiques, coups de fouet, lapidations) sont terribles et sans aucune complaisance. Le fait qu'elle soient revendiquées par les bourreaux n'en atténue pas l'horreur, bien au contraire. Mises en miroir du discours salafiste, elles en révèlent la dangerosité. (Pour ceux qui craindraient un étalage d'images choc, il y en a, mais ce n'est pas le coeur du propos et les scènes les plus difficiles ont été supprimées de la version définitive).

  • Le deuxième vient de la parole donnée aux Maliens. Contrairement à ce que prétendent beaucoup d'opposants au documentaire, leur parole n'est pas oubliée. Il faut se souvenir qu'elle est recueillie dans le contexte difficile d'un tournage en zone de guerre sous contrôle d'un régime totalitaire. Toutefois, elle révèle l'opposition silencieuse ou assumée des habitants. Ainsi, c'est bien le vieillard qui refuse de renoncer à sa pipe qui fait l'affiche du film et vient le clore sur une note optimiste.


Alors, pourquoi cet acharnement ? J'y vois la conséquence du traumatisme des attentats de novembre 2015. L'horreur de ces actes nous les rend incompréhensibles. Il est alors plus confortable de traiter leurs acteurs de "nihilistes", de "barbares"et de "fous". Suivant l'air du temps, deux personnalités politiques d'envergure ont abondé dans ce sens : Manuel Valls déclarant "expliquer, c'est déjà un peu excuser" et Nicolas Sarkozy affirmant "si on regarde une vidéo jihadiste, on est jihadiste". Je suis affligée par ce refus du savoir et de la réflexion ! Car comment lutter efficacement contre les terroristes sans comprendre leurs motivations ? Ce n'est pas un hasard si Claude Lanzmann soutient ce film. Pour mémoire, il est le réalisateur de Shoah, un documentaire que l'on peut rapprocher de Salafistes car il donne également la parole aux bourreaux de la "solution finale" et alterne témoignage et documents d'archive. A-t-on accusé ce chef d’œuvre de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale de "complaisance" et de "propagande"? Non, et à raison. Comme les nazis d'hier, les jihadistes évoluent dans un univers mental qui justifie et légitime leur action. Sans idéologie, l'acte barbare (massacre de la St-Barthélémy, génocides, décapitations de Daesh...) n'est pas "pensable" au sens strict du terme.


Il faut entendre ce qui nourrit cette idéologie : une vision totalitaire et dévoyée de l'islam (une "nouvelle religion" dit à raison un des Maliens interviewés), une vision manichéenne du monde où la politique des États-Unis et d'Israël au Moyen Orient justifie les attaques terroristes, une vision policière de l'histoire où on réactive les mauvais souvenirs de la colonisation. Peu importe que ces arguments puissent être fallacieux, le fait est qu'ils convainquent des gens et mènent aux actes terribles que l'on connait. En appelant leur film salafistes et pas jihadistes ou terroristes les auteurs ont une volonté très claire, celui de mettre dans le même sac les prédicateurs et les criminels, de montrer qu'il n'existe pas d'"idéologue inoffensif". Ils montrent le phénomène dans sa globalité : des érudits aux airs de vieux sages posant devant leur bibliothèque au jeune radicalisé complètement stupide tenant son blog (le salafiste moderne : à mourir de rire si ce n'était pas si triste), du tribunal islamique se donnant des allures de légitimité aux combattants jihadistes tuant au hasard dans les rues de Syrie. Ne pas faire de différence entre les membres de cette nébuleuse salafiste est un parti pris très fort et c'est le point qui peut le plus légitimement porter à controverse. Mais le débat ne se fera malheureusement pas là dessus.


Par cette censure assumée, le gouvernement empêche le plus grand nombre d'accéder à un documentaire de qualité. Il renvoie aussi une drôle d'image de la population française et en particulier des jeunes. Car peut on vraiment penser que la vue de ces images va être attirante ? Que les gens sont incapables du moindre recul, du moindre esprit critique ? Qu'il faut absolument des voix off et des sous-titres pour dire "Attention c'est pas bien ! ", "houlala c'est violent ! ", "ne faites surtout pas ça chez vous !" ? C'est faire preuve de bien du mépris. Personnellement, j'en ai marre qu'on me dise sans arrêt quand être émue, triste, joyeuse ou indignée devant un fait d'actualité. C'est pourquoi j'adore les émissions comme Infrarouge (des documentaires de qualité généralement sans voix off) ou encore les no comment de Euronews. Au final, il ne restera aux "jeunes" qu'on prétend protéger que les images de propagande brutes et non floutées qui circulent en masse sur internet...


Bon, je réalise que ma critique est d'avantage une tribune ou un coup de gueule... mais ça fait du bien ! J'espère qu'elle participera au débat.

Jhü
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le 9 févr. 2016

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Jhü

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