Une guerre, psychologique et moderne, du territoire

Kurosawa nous confirme avec ce film, quelques années après Les 7 samouraïs, qu'il était un véritable précurseur du cinéma d'action. Il s'agit en effet d'un chambara qui n'est pas comme les autres. D'une part, le contexte historique est réduit à néant (le style costumé n'est qu'une coloration culturelle) et le script est épuré, avec des personnages remplissant un rôle stéréotypé, fonction de leur place dans l'intrigue. Or, ce qui importe ici, ce n'est pas la richesse de l'histoire, si on peut dire, mais la manière dont elle est racontée, laquelle se fait à travers un langage cinématographique tout neuf pour l'époque, le tout doté d'un humour omniprésent, une rareté dans ce genre si balisé.


La mise en scène pourrait être résumée, autant pour les dialogues que pour la gestion de l'espace, à un rapport de force divertissant entre les individus, qui luttent pour l'occupation d'un espace déterminé, ou pour diriger les autres vers ce même endroit afin de les berner. Au niveau du montage (soutenu par la musique de Sato, l'un des meilleurs compositeurs de l'époque) et des prises de vue de la caméra, il y a un véritable effort de rendre l'action visible et entraînante.


Pour commencer, les dialogues. Ils sont interprétables sous divers angles, modifiant ainsi la perception que les personnages, et in facto, les spectateurs, ont des protagonistes, procurant ainsi de nombreux retournements de situation ("l'habit ne fait pas le moine" figure parmi ces phrases-clé qui structure la dynamique du film). Ils peuvent aussi être manipulés par leur locuteur, faisant suite à une série de joutes verbales jouissives entre les personnages, le langage dépassant ainsi son statut uniquement informatif.


D'autre part, il y a tout un travail sur le placement des personnages au sein de l'espace. A titre d'exemple, je choisis la première séquence. Le groupe des 9 guerriers occupe d'abord le devant de la scène, là où l'action se déroule. Or, un samouraï ronin se tient à l'écart dans la pièce, et devient malgré son apparence négligée et sa position décentrée, un élément primordial de l'action. Il est pour le groupe le "dixième", celui qui est en trop, celui dont on oublie le nom ou la présence, mais il est pourtant celui grâce à qui les éléments sont éclairés sous un nouveau jour (la subtilité du langage dont j'ai parlé plus haut), par déduction ou par choix décisifs, comme le fait de rentrer dans la tête de ses adversaires (manipulation du langage) en utilisant ce qui est à leur avantage (ignorance des autres de leur nombre, de l'endroit où ils se trouvent, de son importance par rapport au groupe), au lieu de foncer tête baissée dans l'action. Cette action "réfléchie" a deux conséquences : l'une par rapport au genre, qui par tradition est une montée en escalade vers un combat souvent violent alors qu'ici le héros veut à tout prix l'éviter, lui préférant la stratégie, l'autre par rapport à la pensée de l'auteur, profondément humaniste et pacifiste, qui dépeint ainsi sur le genre traité. Il y a bien quelques combats, mais rapidement expédiés, bien que montés efficacement, preuve que l'intérêt se situe ailleurs : "un sabre doit rester dans son fourreau" affirme le samouraï ronin, tout en sachant qu'il se connaît lui-même comme un "sabre nu", prêt à dégainer pour se défendre.


Dernier élément de la mise en scène, le décalage humoristique par rapport à l'action, avec ce groupe inexpérimenté qui fait des bêtises dès lors que leur protecteur s'absente un moment. Et même en sa présence, ils agissent de manière pataude, à l'image de cette scène où ils le suivent à la queue leu leu, d'une manière pas très idéale pour se déplacer discrètement.


L'une des dernières scènes est un petit bijou de poésie, mettant en scène l'attente du signal pour rameuter tout le monde pendant que les adversaires sont ailleurs : il s'agit des fameux camélias, petite touche romantique imaginée par une femme, et rupture momentanée avec ce monde d'hommes menacé par la violence. Finalement, cette dernière sera bien présente, dans le duel final qui oppose les deux seuls véritables maîtres d'armes du film, respectant ainsi apparemment les codes du genre. Mais il ne dure que quelques secondes, en un unique flot surréaliste de sang, exprimant ainsi son identité paradoxale : à la fois attractive (on a eu ce qu'on voulait dans le cadre du spectacle...) et répulsive (... mais la violence est à éviter si possible dans la réalité).


Les personnages n'ont pas un fond psychologique important, mis à part le ronin. Je dirais qu'ils ont avant tout une importance fonctionnelle. Par exemple, aucun protagoniste du groupe des neuf n'a d'identité réelle : ils existent en tant que groupe, remplissant le rôle de nous divertir. Seul le ronin, interprété par l'excellent Toshiro Mifune, semble attirer notre action, pénétrant peu peu le champ de l'action, reléguant ainsi tous les autres personnages au second plan, y compris celui interprété par Tasuya Nakadaï (qui n'avait pas encore la renommée qu'on lui reconnaîtra après avec par exemple Harakiri et Le sabre du mal).


Kurosawa exploite la fonction que ce personnage représente en tant que ronin. Sans maître et sans attaches, il ne supporte pas l'apparat et agit de manière oblique. Electron libre, il constitue l'élément perturbateur, le ferment de l'action. Il exprime tout le caractère contradictoire et tragique des personnages du metteur en scène. A la fois cynique et héros au grand coeur (rappelé par une femme), pacifiste au fond de lui mais devant utiliser son sabre une toute dernière fois, héros nécessaire et nécessairement hors du cercle de la société qui aspire à la paix. Son caractère "je m'en-foutiste" (souvent surpris en train de se réveiller lorsque la tension est à son comble) est la conséquence directe de sa condition d'exclu, et crée une dynamique d'action moderne pour l'époque : elle provient d'un angle inattendu, extérieur.


Enfin, les deux chefs adversaires se définissent par leur manière d'être, et constituent le jeu d'échecs sur lequel se meut le ronin : le "bon" agit de manière subtile, sous les apparences (ce qui est à double tranchant), et compte (un peu trop) sur l'intelligence de ses subalternes (concernant par exemple ses messages codés contenus dans ses dialogues, ne pouvant pas parler ouvertement en face d'un inspecteur), tandis que le "méchant" est sournois, et utilise son charisme pour influencer l'opinion des autres.


Bref, Kurosawa révolutionne le genre du chambara par une mise en scène habile, transformant les affrontements habituels au sabre par des joutes verbales ou par une guerre à l'occupation spatiale, et un traitement comique : tous ces éléments seront repris par le cinéma d'action contemporain. A signaler deux stars du genre au programme : Nakadai et Mifune. Un classique non démérité.

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le 26 avr. 2017

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Dun

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