Vu mardi 4 octobre 2022, 15h45, (très belle) salle 1 de l'UGC Danton, #SansFiltre, Palme d'Or 2022. Et comme un goût de très mitigé dans ma bouche de cinéphile.


La satire du truculent réalisateur suédois reste riche de fond. Dépiction cash et assassine des rapports sociaux de domination, du mépris de "riches" déconnectés de la réalité, de la superficialité grandissante de nos sociétés occidentales ... Délicieusement acide et cynique, ce que j'aime d'ordinaire dans le cinéma d'Östlund, dont The Square avait déjà du faire en partie face à des critiques similaires à celles de Sans Filtre à l'époque. Bien à tort selon moi ... et visiblement selon une partie de la presse qui, dans la droite lignée de sa cohérence innée, avait étrangement rétabli le film lors de sa sortie en salles. Comme cela arrive étrangement si souvent quelques mois après le passionnel et traditionnel déchaînement cannois, dont les journalistes et les spectateur·rices s'abreuvent de manière croissante au fil des éditions, sélections et films trouvant chaque année de moins en moins grâce à leurs yeux.


Revenons à notre ghetto de riches donc, puisque c'est ce dont il s'agit : un "ghetto" où les dominant·es excercent ouvertement leur dédain et leur mépris envers ces dominé·es qui, faute d'avoir le choix financier, sont forcé·es de leur servir la soupe, à un point de soumission toutefois largement exacerbé. L'adage est bien connu : "le client est roi", surtout lorsqu'il a cette thune que tout le monde veut selon Angèle. Un monde sans foi ni loi donc, et presque sans foie même, risque de cirrhose oblige (ah le petit champagne ...). Et quelle mauvaise foi ! Au point d'aller trouver la responsable clientèle pour dénoncer un employé torse nu sur le pont alors qu'il travaille à la rage du soleil. Au point de dénoncer à cet alcoolo (et marxiste) de capitaine la saleté des voiles ... d'un bâteau de croisière. Pas d'inquiétude toutefois : "on va trouver une solution". Évidemment. Toujours courber l'échine devant ces assoifé·es de flouze qui n'ont d'élégant·es que l'adjectif et la Fashion Police, et encore. Mais du moment qu'il y a la thune et sa cupidité jusqu'à l'indécence, pour ne pas dire jusqu'à (et devant) la mort, l'élégance n'est plus qu'un vain mot, sauf pour le carnassier milieu de la mode.


Loin de se faire Père la Vertu ou moraliste toutefois (là n'est pas la marque de fabrique d'Östlund), le réalisateur instille ouvertement son malaise. Ça tombe bien, il en a l'art. Celui de bousculer sans ménagement. Celui de déranger le spectateur, de l'extraire cash de sa zone de confort et de son pré carré, fut-il cinématographique ou sociétal, tout simplement. Östlund nous confronte délibérément à nos oeillères, à nos dénis, à nos peurs parfois, puisque l'éloignement de l'Autre, cet étranger, n'est souvent que l'expression de cette peur, de ce suffixe "-phobie". Point de scène marquante au point d'en faire presque oublier un film tout entier, aussi brillant et marquant fut-il, comme dans The Square, et ce fameux dîner qui tourne mal avec l'homme gorille, celui qui brise les codes dans la société du guindage et de la bienséance. Mais des situations, des personnages, ci et là, telles des petites touches dans un tableau ici très contemporain ... In den Wolken, In den Wolken.

Mais. Parce qu'il y a un mais, et non des moindres : mes nettes réserves sur l'"objet film". Je m'explique.


Là où The Square ... mais pourquoi diable vouloir à tout prix comparer le film d'un cinéaste avec son précédent ? Pourquoi ce systématisme à la comparaison entre deux Palmes d'Or, qui plus est à chaque fois surprise (les deux s'étant imposées face aux très - trop pour les conservatismes ? - queer favoris du public et de la critique) ? En même temps, quand la Palme #2 est la soeur d'une Palme #1 qui partagent toutes deux le même père, et donc le même sperme spirituel ... Bref, revenons à nos moutons. Ou plutôt à nos poulpes. (Conseil par ailleurs : ne jamais vous sustanter de poulpe en plein mal de mer, ça fait gerber orange).


Là où The Square donc était riche d'une intelligence cinématographique et d'un esprit, de véritables réflexions apportées au spectateur, Sans Filtre confère à bien des égards à l'outrance et à la grossièreté dans sa réalisation et son écriture.


Oui, on retrouve la mise en scène fictionnelle de la réalité de nos contradictions en tant qu'individus, privilégiés ou non ("Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais"). Oui, la Palme 2022 met très bien en lumière le renversement des rapports de force au gré de la soudaineté des basculements de contextes. De ceux, où tout à coup, l'effondrement de nos piliers quotidiens nous ouvre les portes d'une révélatrice Amazonie, celle où les dominé·es prennent en réalité le lead qu'iels ont déjà, puisque ce sont elleux, les piliers du quotidien, invisibles, méprisé·es, dédaigné·es, déclassé·es, inconsidéré·es. Et dès lors qu'iels ouvrent légitimement leur gueule, les dominant·es font montre de choc et d'outré, renversant allègrement le stigmate dont iels sont les auteur·rices. Inégalités sociales, inégalités genrées, violences sexuelles, ... Ça ne vous rappelle rien ? Filez sur Twitter et vous comprendrez la chose. "Retournement du stigmate". Goffman.


Mais le péril du "Trop c'est trop" n'est jamais bien loin, et la frontière est ici allègrement franchie, ad nauseam. Ad mal de mer. Rapatriez tout le stock de sacs à vomir disponibles sur la planète terre, ils seront très vite insuffisants.


Vous me demanderez peut-être si ce reproche est réellement bienvenu, tant on sait que les catégories sociales supérieures ne sont guères avares en comportements et en pratiques grossières. Il suffit ainsi de regarder Insta, TikTok, et autres réseaux sociaux, ou mieux, faire un tour chez Bernard de la Villardière (le must du must, bro), pour voir ces détestables dominant·es gavé·es de pognon s'asperger le corps plastifié (ou non d'ailleurs) de litres de champagne haut de gamme dans une piscine à Marbella ou à Ibiza. Ah, le coût des choses simples ... Et je ne parle même pas de ces grosses bagnoles et de ces baraques qu'ils accumulent fièrement, zéro utilisation au compteur. Ah, putain d'empreinte carbone ... Il y aurait tellement de comptes Twitter à créer.


En soi doc, Östlund ne caricature outrancièrement que ce qui n'est déjà en soi qu'une outrancière caricature par essence. Ou quand la farce n'est que le miroir d'une réalité qui n'est elle-même qu'une vaste et amère farce.

Mais. Parce qu'il y a un mais - encore et toujours : ça ne matche pas.


La faute à ce "je ne sais quoi" qui empêche Sans Filtre de faire complètement film. Le montage de la chose n'est pas incohérent en soi, les deux heures et vingt minutes loin d'être interminables ou, pire, éternelles. Quand bien même les parties 2 et 3 gagneraient à plus de concision et de direct (voire d'uppercut), là où on tourne pas mal en rond à moment donné. Effet conjugué du yacht claustromane et de l'île tout aussi claustromane, en mode "L'Enfer, c'est les autres" ? Peut-être. Mais à s'aventurer dans des territoires aussi hostiles, attention à ne pas se perdre dans les méandres du terrain. À ne pas s'exposer à ce fameux syndrome Bonnie-tylerien du "Turn Around". Qui plus est au vu de l'intérêt de la destination finale. En même temps, quand on y réfléchit, que faire d'autre que tourner en rond sur un bâteau en pleine mer ou perdu·es sur une île déserte ? Voyager à travers son imaginaire, peut-être, et encore, je n'ai pas la certitude que tels contextes nous offrent la disponibilité mentale pour. Pour sûr même : c'est aussi impossible que dans le film de Ruben Östlund. Pour l'écueil numéro 1, c'est fait.


Place au numéro 2 donc, et je m'attaque à nouveau à l'obsession de la forme, ici du moins (puisqu'il s'agit de notre sujet). Où est l'esprit ? Où est la finesse ? Une accumulation de dégueulis suffit-elle à faire un bon objet cinématographique si elle en noie le fond (et les poissons avec, pauvres vertébrés aquatiques) ? Non pas qu'on jauge la qualité d'un film en vertu de ce critère (auquel cas Titane aurait difficilement passé le cut en seulement une scène fondatrice), mais ici, ce fait nous en dit beaucoup sur les choix cinématographiques d'Östlund, le fou que beaucoup prennent pour arrogant. "Too Much" dit-on en idiome britannique. À trop vouloir "trop" (et non "bien"), on perd hélas l'intelligence et la pertinence du propos, là où il aurait pu tourner au brillant, et non au vinaigre - quand bien même l'acidité est la marque de fabrique du réalisateur. "Le mieux est l'ennemi du bien" dit-on, mais pas sûr que c'est ce qui ait été recherché ici. Tu n'en as pas eu assez (comme dans cette présente critique) ? Et bien t'en auras encore, en veux-tu, en voilà, et surtout n'en veux-tu pas ! Ou quand la forme d'une démesure qui confère à la vulgarité réussit à tuer le tout sauf vain du fond. Ah le petit vin blanc ... Oups champagne !


Bref, moi qui ne suis pourtant pas un tenant rigoureux du classicisme sclérosé en termes de septième art, je reste incertain de mon appréciation de cette Palme d'Or édition 2022 qu'à mon sens, il est fort impétueux d'avoir couvert d'or. On comprend mieux l'accueil inégal reçu à Cannes, aujourd'hui largement atténué par la critique, comme il se doit. Reste que Sans Filtre offrira une bouffée d'air frais bienvenue et salutaire à un cinéma en large souffrance depuis la crise pandémique, et aujourd'hui dans une triste impasse, de celles qui crèvent le coeur. Tant en termes de proposition, audacieuse, en rupture avec ce "déjà vu" qui plombe de plus en plus souvent la production cinématographique, particulièrement en France (quoique l'on crache immensément trop sur le cinéma français), qu'en termes d'entrée, effet Palme d'Or oblige. Comment ne pas prendre, évidemment ?


L'occasion aussi de voir une dernière fois la regrettée Charlbi Dean à l'écran, l'actrice du film décédée en août dernier alors qu'elle n'avait que 32 ans. Putain.


Pour finir sur une note positive, Sans Filtre aura eu au moins un mérite. Celui de me confirmer ce que je savais déjà. À savoir :


"Une croisière ? Moi, vivant, jamais."

rem_coconuts
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le 5 oct. 2022

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