Basé sur le roman Strangers de Taichi Yamada, déjà porté à l’écran par Nobuhiko Ōbayashi (Les Désincarnés, 1988), Sans jamais nous connaître est un film hanté : par la solitude, la perte, l’abandon, par ces fantômes intimes qui nous empêchent d’avancer tant que nous n’avons pas fait la paix avec nous-mêmes. Un film de deuil inapaisé, donc, qu’Andrew Haigh transforme en délicate complainte sur l’ultra-moderne solitude des individus rétifs au conformisme morose de nos mondes homogènes.

Pour ce faire, le cinéaste britannique reprend les codes déjà en œuvre dans Week-end (2012), élégante variation sur un plan gay, mais en mêlant cette-ci la douceur avec l’étrangeté, le réalisme froid avec le fantastique. Un parti pris facilitant la mise en perspective des époques (le présent de l’adulte et les années 80 de sa jeunesse), tout comme la psyché du personnage (ses désirs, ses errances...) et sa quête de réminiscence.

C'est ainsi que l’on va percevoir le cheminement d’Adam, lui dont la vie est fantomatique depuis qu’il a manqué les grands rendez-vous de son existence, avec ses parents, son amant, ses relations amicales ou professionnelles. Un cheminement perceptible surtout grâce à ce postulat initial qui est de l’ordre de l’extraordinaire : notre personnage va retrouver ses parents décédés alors ceux-ci semblent plus jeunes que lui. Une rupture de la barrière temporelle qui va entrainer la chute d’autres barrières bien plus mentales, permettant à Adam de recommencer sa vie, de tirer un trait sur ses traumas et d’apprendre à refaire confiance.

Une approche intéressante, préconisée par Andrew Haigh, mais qui n’est pas sans rappeler celle de Jirō Taniguchi dans Quartier lointain : le fantastique que l’on découvre est un fantastique apaisé, non anxiogène, prenant racine dans le quotidien. Un fantastique qu’il va malicieusement parsemer d’ambiguïté : ces apparitions sont-elles réelles ou ne sont-elles que des projections de son esprit ? Aucune réponse ne sera apportée et cela n’a que peu d’importance pour saisir le propos : l’essentiel étant le dialogue avec le passé et, par le deuil, la recherche d’une paix intérieure. Mais cette dualité sera toutefois cultivée par l’esthétique générale, oscillant entre téléfilm et romance stylisée, comme le souligne la photographie de Jamie Ramsay qui distingue ostensiblement sphère intime et familial, époque moderne et ancienne. En résulte, d’ailleurs, l’impression étrange d’assister à un film un peu trop fabriqué mais d’où l’authenticité peut jaillir à tout moment.

Une authenticité, en tout cas, qu’Andrew Haigh espère trouver à travers cet amour conjugué au fantastique. Lui-même ouvertement gay, il filme la rencontre entre Adam et Harry avec une sensualité à fleur de peau, bien aidé par la prestance de ses deux interprètes (Andrew Scott, Paul Mescal). Mais surtout, grâce à son postulat fantastique, il transcende les clichés parfois associés aux films dédiés à l’homosexualité. Ainsi, le classique “coming out” est renouvelé par la faille temporelle où s’engouffre la discussion entre Adam et sa mère : face aux inquiétudes de sa génitrice, le fils lui apprend que “les choses ont changé”. De même, l’échange avec le père évolue à rebours de ce qui est généralement attendu : la confession est franche, et l’étreinte bouleversante n’est pas sans trouble, puisqu’elle est celle de deux hommes, autant que celle d’un père avec son enfant. Le summum sera toutefois atteint lorsque Haigh filme Adam en pyjama d’enfant, auprès de ses parents, avant de faire apparaitre le visage de son amant : l’émotion est là, perceptible, authentique.

Cette volonté de renouer avec les grands sentiments passe certes par des moyens subtils, comme cette coloration musicale des années 80 sur laquelle glissent des impressions de tristesse et de légèreté, mais emprunte hélas également des moyens un peu plus forcés, comme avec des effets volontairement tire-larme dans un dernier acte ouvertement mélodramatique. Fort heureusement, Sans jamais nous connaître se rattrape par sa capacité à entretenir l’ambiguïté : finalement, on ne saura pas si Adam ressort de son expérience en étant émancipé, ou si, au contraire, il n’a pas été berné par son scénario intime. Une incertitude dont l’effet premier sera de hanter progressivement nos esprits avant, évidemment, de charger nos cœurs de mélancolie...

Procol-Harum
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le 1 mars 2024

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