Je te regarde, tu me parles, on (ne) nique (pas)

Il en va parfois des films comme des amants : certains, quoique très beaux, n'influencent pas notre vision des choses. On les prend pour une nuit, on peut les revoir à l'occasion (souvent même avec grand plaisir), mais nous n'aurons jamais avec eux un rapport d'intimité profonde. Mais avec d'autres, c'est l'inverse : ils peuvent ne pas être les plus attirants de la foule. On peut passer avec eux un très court moment de notre vie (1h35, par exemple, c'est suffisant pour un bon rapport). On peut ne jamais les retoucher ensuite. Mais ce qu'ils nous ont laissé est inimaginable. On en reste marqué durablement, peut-être même à vie. On ne cessera, par la suite, d'essayer de retrouver une trace de ce qu'on a vécu avec eux, avec plus ou moins de succès. Et des années après, on va continuer à chercher. A chercher ce qui faisait leur essence. A essayer de se l'approprier.


"Sexe, mensonges et vidéos" appartient à cette catégorie. Vu de loin, il ne paye pas de mine : le projet est trop modeste, le scénario trop balbutiant. A certains égards, même, on sent une pudeur un peu trop forcée, comme si l’homme derrière la caméra n’osait jamais complètement nous dire ce qu’il a à dire (et surtout, faire faire à ses protagonistes ce dont ils sont obsédés même sans oser se l’avouer). Un premier film de cinéaste comme il y en a tant, en définitive, avec les maladresses et les hésitations attendues. Mais il faut s'approcher d'un peu plus près pour découvrir ce qu'il recèle, et c'est parti : un personnage (très juste), un effet de mise en scène (intelligent), et nous voilà ferrés. Pénétrés. Car son aspect malhabile n’empêche pas le film de Sodherberg d’être réfléchi. Il sait où il veut aller, et qu’importe si le spectateur doit chercher avec lui jusqu’à la fin à travers sa caméra scrutatrice et ses travellings interminables : il finira par y arriver.


Le sujet du film, plus largement que le sexe, le couple ou même le voyeurisme, reste les relations humaines et la solitude qu’elles peuvent (souvent) engendrer : les quatre personnages du film passent leur temps à se chercher, s’épier, se frôler, dans un perpétuel jeu du chat et de la souris où aucun n’est gagnant. Souvent séparés dans l’espace (par une cloison, un miroir ou, au niveau filmique, par un champ-contrechamp qui les présente seuls dans le cadre alors même qu’ils font l’amour ensemble) ou par les « mensonges » du titre (ou simplement les omissions), leur histoire n’est finalement qu’une longue suite de déplacements des uns vers les autres, sorte de tectonique des plaques attirées par un irrépressible besoin de fusion.


Au milieu de tout cela, l'image. Plus précisément, l'image vidéo : présentée d'abord comme un parangon de vérité et une source de voyeurisme direct, proche de la pornographie, elle devient vite, elle aussi, une zone d'ombre, une source de non-dits où le hors-champ se pratique comme jamais : on sait tout des femmes interviewées, rien de l'intervieweur. On sait tout des actes sexuels, mais sans jamais les voir. Mais elle constitue une parade efficace pour approcher les autres et les toucher. Le personnage de Graham, devenu impuissant à la suite d'une rupture douloureuse, ne trouve plus son plaisir que devant l'image vidéo, matériau devant lequel il rejoue encore et encore son traumatisme sentimental. Ann, elle, préfère les séances chez le psy : en ménagère rangée obsédée par le regard des autres, même imaginaire (par crainte que son défunt grand-père ne la voie de là-haut, elle n'ose même pas se masturber) l'alcôve du cabinet est un lieu plus sûr. Mais même quand le regard n'est pas là, la parole continue de lier les êtres : Ann, sans doute en plein transfert, confie à un psy compatissant des choses qu'elle n'oserait avouer à son époux. Quant à Cintia, sa soeur plus "libérée", elle s'apercevra que dès lors qu'elle s'est offerte au regard de la caméra de Graham (et lui a parlé), elle s'apercevra qu'elle n'a plus grand-chose à dire à son amant. Et partant, que faire l'amour avec lui n'est plus si intéressant. Il ne faut cependant pas se leurrer : si l'image et la communication sont de bons moyens d'atteindre les autres, ils ne permettent pas de les prendre, et les véritables moments de communion à deux sont ellipsés, comme si c'était cela, finalement, la véritable intimité des personnages. Comme si le spectateur, pris lui aussi dans un désir voyeuriste, s'entendait soudain dire : "Tu ne verras pas plus loin". C'est ce qui fait de "Sexes, mensonges et vidéos" un film profondément érotique : tout ce qui est important se passe hors de notre champ de vision. Il ne nous reste plus qu'à fermer les yeux et imaginer.


Et c'est là, dans le fond, que se situe son pouvoir attractif : dans celui de nous laisser sans cesse sur notre faim. Mystérieux, insaisissable, il nous file toujours entre les doigts. En l'ayant terminé, on se dit à chaque fois que ce n'était pas "tout à fait ça", qu'il y a encore "quelque chose" à explorer. C'est bien la marque des grands films. Ne jamais se montrer totalement. Ne jamais s'épuiser, toujours savoir relancer la machine du désir. Entraîner son spectateur dans une course sans fin. L'obséder, l'intriguer, l'attirer encore et encore. Comme un amant sur pellicule. Car le vrai voyeur, là-dedans, celui qui se satisfait le plus de l'image et en jouit le mieux, ça restera toujours le public.

Dany Selwyn

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