C'était inévitable. Après en avoir éprouvé les limites, Naomi Kawase se devait de quitter une nouvelle fois le documentaire pour revenir vers la fiction, seul vecteur artistique capable d'exorciser ses tourments et d'assouvir pleinement ses ambitions. Avoir abordé une première fois le thème du deuil n'était pas suffisant (Dans le silence du monde), elle devait de nouveau mettre des images, si ce n'est des mots, sur cette douleur sournoise qui ne s'éteint jamais véritablement. Shara va servir à cela ! À filmer l'indicible, à exprimer l'inénarrable, à exorciser ses démons intérieurs afin de célébrer cette vie qui est là et qui mérite d'être respectée. Pour soi comme pour l'entourage. Parfois maladroite mais bien souvent sincère et bouleversante, Kawase filme la (re)naissance de la même manière qu'elle a filmé la mort dans Lettre d'un cerisier jaune en fleur, exaltant la beauté de la vie sous sa forme la plus simple, la plus évidente.
Par souci de limpidité, et d'humilité aussi, la trame se resserre et la mise en scène tend vers l'épure. Une fois allégé de tout ce qui pourrait l'encombrer, esbroufe et futiles explications, Shara se livre à nous à demi-mot, nous laissant ressentir les choses sans les montrer. Habilement, Kawase utilise le pouvoir évocateur des images, de la musique et des sonorités afin de nous faire percevoir ce manque, ce vide lié à la perte d'un être cher. La manière de filmer est essentielle : le style caméra à l'épaule est déroutant et nous donnes l'impression d'être devant un film amateur. Et pourtant, c'est bien grâce à ce procédé que nous avons l'impression d'être au cœur de l'action, aux côtés des personnages, partageant leur perception de la réalité. Et là doucement, la magie s'opère : l'agacement lié au tremblement de l'image disparaît, notre gêne face à cet esthétisme cru s'estompe également...nous adhérons à ce monde nouveau, nos perceptions évoluent, tout comme nos impressions.
Cette caméra éprise de liberté, qui se faufile dans le dédale des ruelles étroites, qui arpente inlassablement un même parcours, finit par nous révéler une certaine réalité : c'est celle de ces enfants perdus, traînant péniblement leur état d'âme... De même, lorsque l'objectif s'attarde sur un cul-de-sac ou une pièce désertée, c'est simplement pour nous faire remarquer ce vide assourdissant, cette absence de vie. Lorsque les préparatifs pour célébrer le dieu Jizo se mettent laborieusement en place, lorsque le jeune Shun, qui vient de perdre son frère, se met lentement à peindre, c'est l'expression d'une immense tristesse qui s'affiche à l'écran. En focalisant son attention sur les rituels, Kawase nous laisse entrevoir ces visages figés dans la peine, ces corps accablés par la douleur. Le geste devient alors cathartique : c'est celui du calligraphe, c'est la main experte du jardinier, c'est la danse qui met le corps en transe et le libère de ses tensions.
Finalement, sans chercher à impressionner ou à émouvoir, Kawase parvient à mettre en relief cette peine qui accapare et tue à petit feu une famille tout entière. Et sans en avoir l'air, elle renouvelle assez joliment le cinéma traitant de la famille (cher à Ozu et Naruse) ainsi que celui qui aborde la question du deuil (Kiyoshi Kurosawa ou Kore-eda notamment). Le principal problème avec Shara vient de sa radicalité formelle qui ne se laisse pas facilement appréhender. De même, le récit, avec ses nombreuses références aux traditions nippones, peut dérouter le spectateur occidental notamment. Mais qu'importe au fond si on ne comprend pas tout, Shara est un film basé sur les sensations ou sur l'émotion, son propos est forcément universel.
D'ailleurs, sa force symbolique découle d'un mouvement, d'une vibration, d'une énergie impalpable qui nous est transmise grâce à la caméra et qui irradie le film en profondeur. Si le propos est triste, la forme n'est que légèreté ! Lent, parfois obscur, Shara est un film qui nous malmène en tant que spectateur. Mais s'il agit ainsi, c'est simplement pour que nous soyons réceptifs aux manifestations du bonheur. Lorsque la caméra nous propulse au cœur de la fête de Basara, on se laisse facilement enivrer par l'euphorie ambiante, avant de céder aux émotions sous cette pluie libératrice. Et puis bien sûr, il y a la communion qui s'opère lors de la scène de l'accouchement : si celui-ci est éprouvant, c'est simplement pour mieux libérer les émotions par la suite. L'objectif ausculte la pièce, attentif, minutieux et nous laisse entrevoir le doux spectacle d'une famille unie dans le bonheur. Un enfant vient de naître. La caméra peut s'envoler, l'enfant disparut peut enfin partir en paix. Un nouveau cycle de la vie vient de débuter. Ce que Kawase parvient à nous montrer avec une subtile élégance.