Shoah n'est pas seulement un fantastique document pour l'histoire, c'est aussi un très grand film. Deux exemples dimanche soir, dans le segment consacré à Treblinka.

Le premier, c'est une caméra cachée avec Franz Suchomel, un ancien SS du camp. Claude Lanzmann n'a rien dit de ses intentions, il est très amical, et le SS sexagénaire s'est peu à peu détendu : il raconte en détail les deniers moments des juifs de Treblinka : « les hommes, on les battait pour qu'ils entrent vite dans les chambres à gaz. Mais pas les femmes... »

Et là, Lanzmann craque. Légèrement, mais il craque. Il se départit de son intérêt poli pour se moquer, plein de sarcasme, de cette dernière phrase : « Pas les femmes ? Pourquoi tant d'humanité ? » Comme si la Grande Armée Allemande était restée galante dans l'horreur. Impavide, le SS ne se démonte pas : « Ecoutez, moi, je n'ai pas vu de femmes battues. » Avec cette simple phrase, le SS crédibilise l'intégralité de Shoah. Il ne cherche pas à se donner le beau rôle, mais raconte ce qu'il a vu. On exterminait les femmes à Treblinka, mais, inexplicablement, on ne les battait pas. C'est ce qu'il a vu, de ses propres yeux.

Ainsi, Shoah atteint son but, et bouscule toute tentative négationniste comme toute récupération romantique : le film de Lanzmann est un document brut, à prendre tel quel avec ses absurdités, comme ce « traitement de faveur » des femmes de Treblinka.

Autre moment célèbre de Shoah, quelques minutes plus tard : l'interview de Abraham Bomba, le coiffeur de Treblinka. Abe raconte, tout en coiffant un client à Tel Aviv, comment étaient organisée les chambres à gaz (corroborant au passage, mot pour mot, les déclarations précédentes du SS).

Et en particulier, il explique en détail son rôle de coiffeur, chargé de couper les cheveux des femmes envoyés ensuite en Allemagne. Dans un anglais factuel, précis et cassant, Abe s'explique : les bancs, les femmes, le timing. Lanzmann le pousse dans ses retranchements : « Et vous, vous ne m'avez pas répondu, que ressentiez-vous ? »

Devant l'obscénité de la question, Abe botte en touche, un peu méprisant : là bas, monsieur, il n'y avait plus de sentiment depuis longtemps. Et commence à raconter l'histoire, pour illustrer cette idée, d'un coiffeur qui avait reconnu sa femme et sa sœur dans la file d'attente...

Au milieu de la phrase, Abe s'arrête. Il essuie une larme qui pointe au coin de l'œil. Les minutes de silence s'enchaînent, terrifiantes.

« Arrêtez, monsieur... »

Mais au contraire, Lanzmann zoome et continue de tourner. Il reprend la parole, supplie, s'excuse. N'importe qui aurait coupé, éteint l'éclairage, négocié pour revenir le lendemain. Mais Lanzmann est un grand cinéaste : il sait que c'est maintenant ou jamais, que c'est le moment de vérité. Il s'accroche de manière indécente... et Abe repart, pour une des plus grands moments de Shoah : le coiffeur n'a rien dit à sa femme ou à sa sœur, il a tout fait, au contraire, pour qu'elles ne se doutent de rien...
ludovico
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le 29 mars 2011

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