La Foi perçante, un spectateur martyr ou un réalisateur un peu mégalo

Il est difficile, si l’on est pas fidèle et baptisé, d’appréhender le monde par la lunette du croyant. La pensée, dans les cas où elle n’a plus de destinataire qu’elle-même, peine à s’envisager adressée. Chez l’athée, le dialogisme est intime, absolument intime, il existe au prisme d’un entre-soi.  L’entre-soi du chrétien, lui, est ponctué d’adresses, de discours donnés à un autre, tournés vers un autre, dans la prière, ritualisée ou non. Le film illustre cette dimension de la vie du croyant, une dimension sonore dans le plus intense des silences, celui de la solitude - qu’elle soit concrète : due à l’absence du semblable ou moins évidente : due à l’obstacle que représente la non intelligibilité de la langue de l’autre. 
Scorcese nous donne un aperçu de l’intérieur de la cavité crânienne de celui qui a la foi grâce au procédé de la voix-off - d’abord de façon indirecte, nous donnant accès aux lettres qu’il écrit et qui le relient encore à sa terre portugaise, à la société des hommes - la sienne propre. Puis, nous sommes violemment projetés quelque part entre les synapses, dans le fouillis des connexions nerveuses du protagoniste qui, arraché à ses racines, dans l’impossibilité d’écrire et de maintenir par l’écriture le lien qui l’unissait encore à « l’autre-même » et faisait résonner sa voix outre mer, trouve le réconfort du dialogue en lui-même, dans la trajectoire verticale qui le propulse hors et vers. Il est hors de lui et va vers Dieu, en toute bonne métaphysique chrétienne.
Jusque là, la perspective intra-crânienne du film se défend, elle rend curieux et interroge notre regard de vingt-et-unièmistes sans Dieu mais c’était sans compter sur Yahvé. Cette bonne dynamique de réflexivité est en effet rompue par la voix du Seigneur - littéralement sa voix. Là, on est donc réduits à deux options, soit : Dieu existe, la preuve en est cette voix, soit : Dieu n’existe pas et le croyant est un fou, ici d’ailleurs atteint d’un trouble auditif hallucinatoire. Voilà qui est problématique, personnellement je ne crois pas que Dieu existe mais je n’irai pas jusqu’à réduire la pensée du croyant à de la folie – ce qui serait une généralité bien cruelle à faire. Ajoutons que ce serait même réduire la folie qui n’est pas que symptômes cinématographiquement plaisants.
Passé ce bref intérêt pour la psychologie du personnage principal, le père Rodrigues - portugais à tête d’anglais que l’on doit se forcer à considérer portugais, on décide de prendre un peu de recul. Qu’est-ce que ça dit ? C’est la question qu’il faut se forcer à poser, passé un certain stade. La misère du chrétien, évangéliste ou converti nous est montrée et elle est, à certains égards, magnifiée. La crucifixion, agrémentée de noyade, dresse d’ailleurs un tableau vivant et apologétique de la lutte du chrétien, de la force du martyr qui ne meurt pas en vain mais dont la mort, rendue publique, se médiatise et devient un moyen pour l’expansion de la croyance. La mort de celui qui a la foi en gros, c’est la transmission du germe, ça fait fleurir les consciences.
Ce qui est très dérangeant, c’est d’être violenté par le film qui veut vous soumettre au système empathique quand vous, en martyr, vous luttez pour ne pas vous y plier. De l’empathie pour le padre Rodrigues ! De la pitié, de la compassion, oui, tout au plus. On ne peut s’empêcher, au cours du film de se demander pourquoi diable il faudrait qu’on s’attendrisse sur le sort de ce père quand on sait qu’il n’y aurait pas eu de rapport agonistique si dans un premier temps, la Bible n’avait pas voulu s’imposer. Alors, le prêtre apparaît un petit peu ridicule, voire pitoyable aux yeux du spectateur qui se demande pourquoi il n’est pas resté chez lui.
Durant toute la première partie du film, on a en fait un peu peur : le propos du film est-il de nous montrer à quel point la conviction religieuse chrétienne est forte est belle ? en oblitérant du même coup ses dégâts et en insultant la culture première d’un pays, en défendant finalement une optique colonialiste, de supériorité d’une culture sur une autre ? Il est important de noter ici que tout le travail d’esthétique vestimentaire, capillaire ou langagière basé sur la culture japonaise dans le film est un travail de caricature, franchement offensant. Inoue-sama, l’inquisiteur en particulier, souffre d’une exagération des traits qui parfois pousse le spectateur dans ses retranchements, parce qu’il refuse de rire.
Sous la cruauté de ces personnages japonais qui vont à l’encontre du processus d’évangélisation, apparaît heureusement un discours. Bien qu’assez clairement le réalisateur ait fait un choix et pris un parti, il a la décence à quelques fugaces instants de donner la parole à ceux dont il ne partage ni les mœurs ni les opinions. Ainsi, le traducteur, l’inquisiteur et le père Ferreira apostasié s’expriment. C’est la seconde partie du film, qui d’une certaine manière nous rassure.
Enfin, nous entendons l’indignation des premiers à avoir souffert qui, comme nous spectateurs violentés à devoir penser ce que l’on a pas forcément envie de penser, ont été violentés par une idéologie qui, sans tolérance, a voulu balayer une culture entière et la remplacer par la sienne.
Le fait qu’ils soient à ce point caricaturés et teintés de cruauté, ne sert pas bien leur discours, c’est sûr, mais il y a tout de même quelque chose de jouissif dans la démolition par l’argumentation du personnage du père Rodrigues et de ses croyances. Il y a quelque chose de jouissif dans le fait que lorsqu’il marche sur ses convictions, à la fin, il remet en question l’utilité des morts en martyrs. Le personnage de Kichijiro a cela d’intéressant d’être hermétique à une même compréhension de la ferveur chrétienne que celle de l’évangélisateur lui-même, du croyant chrétien européen de souche. Il interroge la possibilité d’une réelle transmission.
Néanmoins et c’est sûrement ce qu’il y a de plus dommageable dans cette production filmique, ce cynisme porté par la seconde partie de l’œuvre est démoli à son tour par la résurgence de la conviction religieuse, de la foi, par cette dernière apparition sonore de Dieu qui annonce la présence de l’artefact religieux dans l’habitacle de la mort. Un dernier plan tordant qui nous rappelle au parti-pris du créateur, réalisateur, un peu mégalomane ici, parce qu’il voudrait que tout le monde pense en ses termes.
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le 13 févr. 2017

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Judith H.

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