Si l'ordre des films, dans une œuvre, a un sens, la sortie de Silence, trois ans après Le Loup de Wall Street, marque un moment de repentance après l'orgie. Film austère, peu aimable, Silence pourrait être décrit comme la retraite spirituelle du vieux Marty chez les Jésuites : c'est évidemment une description superficielle, mais elle suffit à expliquer l'impression de labeur que laisse le film, peu aidé, il faut le dire, par sa durée excessive (2h41). Durée pourtant nécessaire, parce que Silence vient compléter tardivement une fresque laissée en plan depuis La Dernière tentation du Christ (1988). Si les deux films sont très différents d'un point de vue esthétique (La Dernière tentation était excessivement baroque, tandis que Silence est plus sec, presque aride) ils racontent la même histoire, celle d'un héros qui se détourne de son destin de martyr pour accepter sa faiblesse humaine. Cette histoire-là n'est pas nouvelle chez Scorsese, c'est aussi celle de Jake La Motta se regardant dans sa loge à la fin de Raging Bull, c'est l'histoire de la schizophrénie scorsesienne, de ses héros tiraillés entre la souffrance du martyr et les petits compromis de l'humanité ordinaire. On comprend donc que Silence soit le fruit d'une lente maturation, que Scorsese ait tant tardé à le faire – parce que ce film représente une sorte de bréviaire scorsesien.


Dans le Japon du XVIIe siècle, deux jeunes prêtres portugais, les pères Rodrigues et Garupe, partent à la recherche de Ferreira (Liam Neeson), un missionnaire porté disparu, qui aurait renoncé à sa foi après avoir été témoin des tortures infligées aux Japonais convertis. Ce Ferreira est un peu le colonel Kurtz de Silence, le personnage caché sur lequel le récit bâtit à la fois son parcours initiatique et sa révélation. Celle-ci se fait attendre pendant deux longues heures, durant lesquelles une scène, presque toujours la même, se répète sous les yeux de Rodrigues : des chrétiens meurent dans d'atroces souffrances parce qu'ils ont refusé d'abjurer.


La répétition de cette scène est étonnante : on y retrouve à la fois les fantasmes païens de Coppola (l'épisode Kurtz d'Apocalypse now) et les fondamentaux de la mystique scorsesienne, dont Paul Schrader a tracé les grandes lignes depuis Taxi driver (1976). La question que soulèvent ces scènes n'est peut-être pas tant celle du silence de Dieu que celle de la souffrance des hommes. Tout au long de son périple, Rodrigues se demande pour quoi souffrir. Et il souffre d'abord de ne pas assez souffrir, il souffre d'entendre de trop loin le chant des martyrs japonais, il souffre de voir de trop loin son compagnon jésuite (Adam Driver), pourtant moins illuminé que lui, se sacrifier pour tenter de sauver un chrétien de la noyade. Il souffre, au fond, d'être veule, insuffisant, humain. Dans sa folie mystique, décrite, à mesure qu'avance le film, comme un trip hallucinatoire, Rodrigues surprend son reflet dans l'eau et c'est Jésus qu'il voit. Scène surprenante chez Scorsese, qui n'a jamais beaucoup aimé les effets spéciaux, mais en utilise un ici pour dire sur quel récit exemplaire son jeune héros voudrait calquer son existence : il voudrait revivre une Passion au Japon, depuis l'épisode du jardin de Gethsémani (là où Jésus est confronté au silence) jusqu'au fameux « Pourquoi m'as-tu abandonné? ». Mais Rodrigues est aussi un Narcisse qui se contemple dans les eaux de la douleur humaine : sans autre recours que celui des Ecritures, le jeune prêtre se voit aussi à travers le mythe de Saint-Paul, il doit évangéliser un territoire dont il ne connaît rien. Et le sadisme raffiné de ses adversaires consiste précisément à s'attaquer aux icônes de sa religion, à mesurer la foi d'un homme à la résistance d'un symbole. La scène de la gravure du Christ piétinée est l'autre motif récurrent du film, et sans aller jusqu'à prêter à Scorsese des intentions polémiques, il est difficile de ne pas voir dans cette histoire de martyrs prêts à mourir pour préserver la pureté de leurs icônes une métaphore de l'extrémisme djihadiste. Je n'ai rien lu à ce sujet : il est pourtant évident que le film n'est pas une jolie fresque destinée au Vatican, qu'il dépasse largement le champ du catholicisme, c'est l'une des œuvres les plus intelligentes qui ait été faite sur la folie religieuse.


Andrew Garfield aborde son rôle d'illuminé avec une intériorité plus grande encore que dans Hacksaw Ridge. Mel Gibson ne laissait aucun répit à la foi de son héros : il fallait que Chesmond Doss, bon soldat du christianisme prouve sa ferveur par un acte de bravoure insensé, en retournant sur le charnier d'Okinawa comme Sisyphe vers son rocher. C'était par cette tâche surhumaine que le coeur de Doss était reconnu comme noble, et sa valeur était consacrée dans une scène édifiante où l'héroïsme américain rencontrait l'iconographie des Evangiles. La foi de Gibson est sans doute moins tourmentée que celle de Scorsese, qui tient son héros à l'écart de l'action, en fait même un principe de mise en scène et de récit : Rodrigues est un témoin. Le conflit est donc intériorisé, saisi dans sa profondeur douloureuse. A l'époque de Raging Bull, la critique américaine n'avait pas manqué d'ironiser sur la lourdeur symbolique du dernier combat de Jake La Motta – et notamment sur le détail christique de l'éponge gorgée de sang qui essuyait les plaies du boxeur mystique (c'était le titre d'un article de Pauline Kael). Silence est moins démonstratif, plus enraciné dans l'inquiétude : c'est un récit d'apprentissage qui s'achève sur une trahison morale.


Des Nerfs à vif (où Nick Nolte trahissait son idée de la justice) aux Infiltrés (où Matt Damon tuait son « père » symbolique, incarné par Jack Nicholson), la scène de trahison traverse toute l'oeuvre de Scorsese, la rencontre entre Rodrigues et Ferreira la rejoue cependant sur un registre non tragique, en cela tout à fait inédit chez Scorsese. Il faut voir Ferreira comme un traître heureux, qui présente son renoncement à la foi chrétienne comme un mal pour un bien. Son discours tient dans un compromis rhétorique largement développé dans la dernière partie de Silence. Ferreira a abjuré au nom d'une valeur supérieure (le respect de la vie), il explique à Rodrigues que renier une doctrine, ce n'est pas nécessairement renoncer à la foi : Dieu est là, lui dit-il, en lui montrant le soleil.


Ce basculement rhétorique n'est pas sans conséquence sur la forme du film. Alors que les deux premières heures de Silence consacrent les martyrs, le dernier mouvement du film, plus complexe, fait de la torture un spectacle sadique utilisé par le pouvoir japonais pour saper la foi des chrétiens. Suivant l'exemple de son mentor, le personnage d'Andrew Garfield va abjurer et se transformer en médiocre agent de douane dénichant des crucifix dans les poches des hérétiques. Existence apparemment vide – vidée en tout cas de toute passion – mais encore dévouée à un sentiment mystique qui se passe désormais d'icônes et de symboles, se vit comme un secret.


L'énergie monstrueuse du Loup de Wall Street ne laissait pas présager une telle retraite. Silence a donc déconcerté et logiquement déçu. C'est un film lourd, épais, qui s'enlise parfois dans le spectacle de la souffrance, mais je crois que ni Malick ni Spielberg n'auraient pu réaliser une oeuvre d'une telle ampleur. Le premier parce qu'il l'aurait faite dans son style poético-panthéiste, aujourd'hui largement pastiché à Hollywood (d'Inarritu à Premier contact), le second parce qu'il est sorti de sa période de doute après Munich (en 2005), précisément au moment où Scorsese réalisait un de ses films les plus dépressifs (Aviator) qui ouvrait peut-être la période la plus passionnante de sa carrière. Loin de clore celle-ci, Silence l'amène à un niveau de conscience supérieur, il reconsidère la longue histoire des martyrs scorsesiens à l'aune d'une parabole qui dit la vanité de leur souffrance.


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le 20 févr. 2017

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