Évoluant dans un univers a priori bien différent de celui auquel Scorsese nous avait habitués, Silence impressionne par sa dimension intimiste. Comme si la recherche de l’authenticité ne pouvait se faire que dans un refus de la surenchère. L'écart avec le pénible Loup de Wall Street est d’ailleurs saisissant puisqu’on passe de l’ostentatoire à un ascétisme formel, des vicissitudes de la finance à un questionnement sur la foi, de l’appauvrissement du langage par la vulgarité à un récit rhétorique et argumenté qui tendrait à contredire la promesse induite par le titre. On a affaire surtout à un film profondément scorsesien dans sa dramaturgie et ses thématiques (trahison, souffrance physique, courage...), dans son intérêt pour les questions relatives au spirituel et au cinéma.
Des interrogations, d’ailleurs, qui nous rappellent les fondamentaux scorsesiens, l’ADN de toute son œuvre : grâce à la religion du cinéma nous pouvons mieux appréhender l’existence, comprendre l’Homme et peut-être ainsi accéder au Pardon. Voilà la ligne de conduite de cet ancien séminariste devenu cinéaste qui s’emploie, de film en film, à nous révéler notre propre humanité, notre propre imperfection : être conscient que nous sommes moins des “icônes” que des Travis Bickle ou des Jake LaMotta, c’est se donner les moyens d’être en phase avec soi-même, avec le monde, avec la vie. Silence, adapté du roman de l'écrivain japonais et chrétien Shûsaku Endô, ne parle pas d’autre chose. En effet, c’est seulement en accédant au dénuement le plus total, en domptant l’hybris et en refusant la posture vaniteuse du martyre, que le père Rodrigues peut accéder à une foi aussi humble qu’authentique.
Formellement, on l’a bien compris, Scorsese emprunte le même chemin, ses partis pris esthétiques reflétant ses interrogations morales, renouant par l’épure à l’essence même de son œuvre. On s’en souvient, dans Raging Bull, la rédemption du personnage s’exprimait physiquement : c’est en souffrant dans sa chair, en mettant fin à l’image idyllique du Champion, que Jake LaMotta put enfin se regarder dans un miroir. Dans Silence, de la même façon, ce sont les “images idylliques” qui sont une nouvelle fois mises à mal : les images pieuses sont piétinées, tandis que l’image des pères spirituels est malmenée, rudoyée, brutalisée. Le chemin de croix que Scorsese réserve à ses personnages est truffé d’épreuves morales, de doute et de crise de foi : Le père Ferreira a-t-il apostasié ? Comment poursuivre l'apostolat alors que celui-ci ne semble engendrer que des martyres inutiles et du silence divin ? La forme filmique se mettant au service du fond, c’est moins le spectaculaire que la rhétorique qui va ébranler la foi du jésuite.
Si on peut regretter cette insistance douteuse que constituent les scènes de tortures, si longues et si répétitives, on ne peut que se réjouir de la place accordée au débat, à la parole humaine, à travers la confrontation des points de vue de l’occident et de l’orient. Face à celui qui se rêve en Martyre ou en Saint, va alors se dresser différents personnages foncièrement ambigus et formidablement humains : l’ironiquement nommé Inquisiteur et son interprète vont altérer les poncifs idéalistes en se refusant à être des “monstres” ou des “démons” (Issei Ogata et Asano Tanadobu donnant à leur personnage beaucoup de subtilité et de profondeur), en opposant à la croyance du père Rodrigues des arguments qui seront toujours logiques ou rationnels (sauvegarde des particularités culturelles, peur du désordre, etc.). Astucieusement, progressivement, Scorsese fait alors hanter ses images par la perturbante présence du doute : pourquoi le christianisme s’entête-t-il à vouloir prendre racine dans une terre aussi peu favorable à la pensée occidentale ? De quel droit les prêtes viennent-ils bafouer la spiritualité séculaire des lieux ? À travers cette prise de parole s’écrit en creux un passionnant questionnement sur le sens du sacrifice du Christ, les missions évangéliques des jésuites, et surtout sur l’universalisme catholique. Un questionnement, malheureusement, que Martin Scorsese peinera à exploiter pleinement.
En dérivant sensiblement du spirituel vers le politique, en faisant intervenir le point de vue du Shogun, Scorsese tente d’exposer cette vision d’un monde contrastée qui lui tient à cœur : il n’y a pas les “méchants” samouraïs qui s’opposent aux “gentils” jésuites, le monde étant bien plus complexe que celui vendu par Hollywood. Seulement, pour retrouver cette marotte qui hante bien de ses films, notre homme ne se montre pas forcément très inspiré : comme ce fut le cas avec Gangs of New York, la dimension politique est une nouvelle fois bien mal exploitée (la conquête coloniale, qui va souvent de pair avec l’évangélisation, est promptement évacuée ; tandis que la barbarie semble être l’apanage des seuls japonais) ; quant à l’imagerie idyllique, qu’incarne le père Rodrigues, elle s’avère un peu trop soulignée (le parallèle avec le parcours de Jésus, la vision, la voix-off, etc.). A cela s’ajoute la présence d’un Andrew Garfield qui peine parfois à exister face à Liam Neeson. On est loin, quand même, de la prestation électrisante d’un Robert De Niro dans Taxi Driver ou Raging Bull.
Fort heureusement, Scorsese se rattrape en parlant de cette religion qu’il affectionne et qui se nomme cinéma ! En tissant d’innombrables liens entre religion et cinéma (la langue anglaise qui s’impose à toutes les bouches comme le catholicisme est censé s’imposer dans toutes les têtes, la multiplication des icônes qui peuvent être spirituelles ou hollywoodiennes...), il confère à Silence la délicate saveur de l’hommage discret. Hommage à un art devenu grand notamment grâce à l’apport des cinéastes nippons, comme nous le rappellent ces plans splendides citant expressément Mizoguchi (barque prise dans la brume, nature s’éveillant en plan large...) ou encore ces personnages à la complexité humaine digne de Kurosawa. Hommage à un art dont sa conception traditionnelle nous aide à supporter le réel, à l’instar de ces croix ou amulettes que les kirishitans et le père Rodrigues tiennent précieusement en main. Hommage surtout à un art envisagé comme ultime rempart contre l’incompréhension du monde.