Le film noir a, dans son essence même, été un vivier à clichés. Par son iconisation des figures, l’attention expressionniste apportée aux décors, la création d’une atmosphère nettement identifiable et les variations sur des intrigues sempiternelles, le genre s’est forgé dans une mythologie vouée à imprimer la rétine et graver des légendes sur la pellicule.


La reprise par Frank Miller dans son comic procède de la même tradition : reprendre des codes, et ce goût pour les figures imposées, en jouant du ressort de l’hyperbole pour la mener à son terme. Les femmes seront fatales au point de charcuter à tout va, les méchants des pervers issus des caves de Sade, les héros des brutes confites à l’alcool et la ville le personnage principal d’une civilisation plongée dans la nuit permanente de sa décadence.


Lorsque Rodriguez ambitionne de porter à l’écran la BD de Miller, il a bien conscience que le travail d’adaptation n’a pas de sens. Puisque le cinéma a irrigué le graphisme du dessinateur, il s’agira ici de créer un cinéma qui soit de la bande-dessinée. Dès lors, l’hommage au film noir se fera par le prisme d’une expérience stylistique qui permettra d’en renouveler l’exploitation. En le conviant à co-réaliser, il consolide cette déclaration d’intention qui fera tout l’intérêt d’une œuvre à mi-chemin entre le film et l’animation, le pastiche et l’innovation.


Sin City, c’est avant tout la cohabitation entre des acteurs et un décor dont ils ignorent tout au moment de tourner, se contentant de fonds verts : l’expressionnisme ne connait alors aucune limite, dans des perspectives démesurées, des forêts lugubres, ou des contrastes extrêmes pour enfermer les personnages dans des lieux clos (cages, caves ou impasses glauques). Dans cette optique de la mise en relief, l’incursion ponctuelle de la couleur (le jaune du pervers, le rouge du sang, la chair de certaines femmes) accroit encore le jeu outrancier et graphique. Il ne faudra évidemment pas s’embarrasser d’exigences de crédibilité pour apprécier ce ballet de violence qui valse avec la série Z, dans un maelstrom d’influences convoquant l’âge d’or hollywoodien et le manga, l’érotisme bon marché et le gore, l’enquête galvaudée et l’introspection satirique. Le recours constant à la voix off, qui passe même d’un personnage à l’autre dans certaines scènes, joue à l’outrance de cette confidence qui sur-explicite ce que l’image montre déjà la plupart du temps. Dans ce récit choral, le désespoir prime et les gueules cassées vont, pour la plupart, droit vers la destination finale d’un parcours qui, dès les origines, se déroulait en enfer. Une véritable partie de plaisir pour les acteurs (Rourke, Willis, Owen) comme les actrices, walkyries en mode girl power destructrices. Le goût pour l’ultraviolence (« loud & nasty, my kind of kill ») est donc bien plus du côté de l’humour noir que d’une apologie inquiétante, dans un univers qui ne cherche jamais à dénier son caractère factice. La progression des récits en atteste, puisque le dernier, The Big Fat Kill, finit sur un véritable festival de tuerie, après l’incursion d’un fantastique grotesque lors d’une séquence (la tête tranchée dans la voiture) tournée par Quentin Tarantino qui trouve évidemment très facilement ses marques dans cet univers pop et clivé, confirmant le caractère de cette œuvre atypique où les fans de tous bords se retrouvent pour célébrer les joies outrancières de la fiction pop.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 7 juin 2021

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Sergent_Pepper

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