[critique originellement sortie en 2012, je me rends compte que les critiques sont très négatives sur le site, je suppose que j'avais envie d'être amoureux à l'époque]


Adaptation de Neige de printemps, premier livre du cycle La Mer de la fertilité de Yukio Mishima, Spring Snow est un film d’Isao Yukisada sorti en 2005 en terre nippone, bénéficiant d’une belle sensibilité, à fleur de peau, abordant cette œuvre complexe sous son aspect romantique tout en restant extrêmement fidèle aux actions du roman.


Kiyoaki Matsugae (Satoshi Tsumabuki) et Shigekuni Honda (Sôsuke Takaoka) sont deux jeunes japonais évoluant au début de l’ère Taisho [1]. Le premier est un jeune noble pessimiste, mélancolique, replié sur lui-même et sur ses rêves qu’il décrit dans un journal. Honda est quant à lui son seul ami, à l’esprit raisonné, garde fou de l’âme tourmentée et impétueuse de Kiyoaki. La famille de Kiyoaki entretient de bonnes relations avec une vieille famille, les Ayakura. Ils ont une fille, Satoko (Yûko Takeuchi), que Kiyoaki connait depuis qu’il est petit.


Satoko et Kiyoaki ont grandi. Et la jeune femme ressent une grande attirance pour Kiyoaki. Seulement ce dernier est peureux et fier : il réagit brutalement à sa demande et refuse Satoko. La jeune fille est effondrée. D’autant plus qu’elle se voit promise au jeune prince héritier de l’Empire, l’officialité de ce mariage devant venir en même temps que le sceau impérial. Kiyoaki, malgré une dernière chance offerte par son père de poser son veto sur ce mariage, refuse de nouveau, avec encore plus de mépris. L’approbation de l’Empereur entérine l’acte, tandis que Kiyoaki, isolé dans ses rêveries, se rend compte qu’il est passionnément et totalement amoureux de Satoko… Commence alors un amour démesuré et destructeur entre les deux jeunes gens, qui se voient régulièrement malgré l’irrévocabilité du sceau impérial. Ils sont plongés dans le secret et la peur de se faire découvrir, protégés par Tadeshina, la servante de Satoko, et Honda, fidèle ami de Kiyoaki. Faibles gardiens de cet édifice que tout semble vouloir détruire.


Combien il est difficile de devoir critiquer un film abordant l’œuvre d’un écrivain que l’on a aimé et qui nous a passionnés. Le manque d’objectivité est évident, à mon égard l’épineuse question de l’adaptation du roman, pratique courante dans le cinéma, mais dénaturant (pour le bonheur ou le malheur) le plus souvent les œuvres d’origines pour les faire « autres ».


Haru No Yuki conte l’histoire d’amour passionnée entre deux jeunes gens au début de l’ère Taisho (1912-1926). Il serait intéressant de faire un point sur cette époque, synonyme de grands changements pour le Japon, qui s’ouvre sur le monde après des siècles d’insularité agressive (aucun pays d’Occident n’avait alors de véritable lien avec le Japon, si ce n’est la Hollande). Dans le film de Yukisada, ces changements sont toutefois perceptibles dans les décors, absolument sublimes et magnifiés par une lumière douce dans les intérieurs (synonyme d’un confort tout à fait occidental), et une « fraicheur » lumineuse dans les paysages d’extérieur. Les lieux où évolue l’action sont proprement idylliques et, au regard de l’époque, vraisemblables.


La finesse des décors et des lumières est accompagnée par l’extrême légèreté de la caméra, qui va bercer notre esprit tout le long du métrage. En effet, un constant et lent mouvement (de travelling), un flottement doux donnent la perception de survoler les différentes scènes. En outre, il n’y a pas de champ/contre champ classique dans ce film. Tout les échanges sont, non pas découpés, mais « glissés » par de nombreux changements de mise au point et de recadrages dus à ce mouvement perpétuel. Notre regard évolue en finesse sur les personnages, il n’est jamais ennuyé, va de surprise en surprise : un mur, puis une vieille femme buvant le thé ; la caméra se déplace, on découvre le héros ; la caméra poursuit sa route, le héros est devant un autel en train d’honorer ses ancêtres tandis que sa grand-mère lui parle. Le film est donc très pensé : les séquences sont longues mais profitent d’une richesse de points de vue que ne permet pas forcément le montage classique d’une scène.


C’est un point important selon moi, car caractéristique d’un monde en perpétuelle évolution, tout en micro-changements et mini-séismes. C’est la manière dont Mishima conçoit le monde. Yukisada semble avoir perçu cette vision et transfigure l’un des aspects complètement abstraits des romans de Mishima, en une invention de mise en scène donnant pleinement corps au sujet du film, tendu par ce voile fin et prêt à se déchirer à tout moment.


L’ensemble a l’apparence d’un rêve fragile. Une sorte de pudeur s’installe vis-à-vis de l’histoire qui nous est contée, des personnages qui nous sont présentés. Une douceur diaphane qui transporte le spectateur vers la romance qui s’installe entre les deux jeunes gens encore enfants. L’innocence et la pureté dans les relations, deux thèmes récurrents de Mishima, sont là, fragiles et belles, unissant ces deux êtres qui auront plus tard à subir le destin.


Kiyoaki est maintenant un jeune homme beau et ayant beaucoup de succès, tout du moins dans les apparences. Car ce personnage, sous les dehors d’une carapace de mépris envers les autres et les sentiments humains, se révèle être à fleur de peau, peureux et impressionné par la femme qu’est devenue Satoko. Il écrit régulièrement les rêves qu’il fait dans un journal. Il rêve de Satoko et d’une barque, et si ce n’est lui-même qu’il voit mort, c’est Satoko. Yukisada met en scène ces rêves de telle sorte à ce qu’ils soient ressentis comme des glas.


On se rend compte que le réalisateur maitrise totalement son sujet et le rapport de la mise en scène vis-à-vis de celui-ci. Ce n’est donc pas une simple romance à laquelle on assiste. Une véritable tragédie se noue, les sentiments et les actes de chacun s’enchevêtrent vers un chemin qui n’est autre que celui de la destruction.


Le déchainement des émotions humaines se déroule sous l’œil impuissant de Honda, narrateur de l’histoire, et sous l’œil mélancolique du réalisateur. Le spectateur assiste à un moment qui semble sortir d’un rêve, d’une époque perdue et révolue, d’une histoire bien trop éloignée de la réalité pour se dérouler sur ce monde. Honda est le seul lien qui nous maintient avec elle.


Yukisada fait donc le choix de se concentrer sur l’humain et l’essence même de son âme : les émotions. Toujours sous l’œil de cette caméra flottante, il fait évoluer les personnages dans un méandre de sentiments, les conduisant crescendo vers la mort et le pathétique de leurs destins. Le film est comme une pièce de théâtre, avec ses lieux récurrents et symboliques. Que ce soit le jardin où se déroulent les entrevus entre Satoko et Tadeshina (qui tient le rôle de la confidente chère aux tragédies), ou bien les lieux où s’épuise l’amour des deux jeune gens, Yukisada fait en sorte que chaque acte enfonce un peu plus les personnages dans l’irrévocabilité de leurs actions, en même temps que leur passion ronge leur âme (et celle du spectateur !). Peut en témoigner cette scène au bord de mer, où les amants enlacés apparaissent bien faibles sous cette barque délabrée et la mer, immense puis menaçante. Même Honda, le narrateur, se fait engloutir dans cette histoire. Tout comme Tadeshina, vieille servante de Satoko, qui finit par vouloir mourir en ayant désiré auparavant aider l’impétuosité d’une jeunesse qu’elle a perdue, pour sa part, il y a longtemps.


Le tableau d’un Japon idyllique qui nous est brossé, la magnificence du paysage (de très beaux plans, empreints de ce mélange nippo-européen de l’époque, les jardins parsemés de cerisiers en fleurs et d’arbustes taillés à la française, tout le paradoxe d’un pays s’ouvrant au monde pour finir par plonger vers le nationalisme et l’expansionnisme), finissent donc lentement par sentir la putréfaction et le délitement. C’est à cette occasion que le parti pris dont nous avons parlé - cette caméra légère et flottante - prend un sens particulièrement intelligent. Pourtant, lorsque la romance véritable entre les deux jeunes gens est finie (avant que les évènements ne se gâtent d’une manière que nous ne décrirons pas ici), ces mouvements aériens peuvent devenir gênants. En effet cette vision, si limpide jusqu’alors, apparait presque comme une faute de goût lorsque la romance se noue en drame. Et c’est bien là que se trouve l’intelligence de Yukisada : continuer de relater cette histoire sous cet œil devenu implacable, poursuivre cette rêverie devenue gênante, troublante pour le spectateur.


Car les issues sont connues à l’avance, que ce soit dans cette adaptation ou dans l’œuvre d’origine. Les couleurs du tableau s’effritent, deviennent vaseuses. Le printemps, qui s’annonçait radieux au début du film, devient neigeux, se couvre d’une fine pellicule sur l’esprit de ces deux familles et des personnages principaux. Les uns tentent de sauvegarder leur réputation de famille noble et sans tâche, vont se trahir pour sauvegarder les apparences. Les autres filent vers la mort et le reniement de soi, le héros en tête. Honda lui, est le seul à rester (malgré tout) hors de l’eau. Il refuse la tragédie, représente nos espoirs à nous. Mais, comme nous, il est impuissant.


Durant la dernière partie du film, s’installent des séquences d’une grande force. Kiyoaki et Satoko refusent la réalité, la réfutent, chacun à leur manière. Kiyoaki devient pitoyable. C’est assez rare dans un film de voir le personnage principal prendre une voie qui le conduit à une sorte de désincarnation, de dénigrement de l’être et de ce qui a composé son personnage au préalable. De plus, dans cette entreprise de « destruction » du personnage, Yukisada réussit quelque chose qui était une gageure au vu de l’histoire : ne pas rendre ridicule le personnage en question. Pari risqué. Mais tenu : on ne ressent pas une seule seconde l’envie de rire, ce qui est pourtant le cas dans bien d’autres films mettant en scène ce type de sentiment (l’impossibilité de l’amour). Au contraire, la pitié du spectateur pour le jeune Kiyoaki est réelle, bien là, mordante en même temps qu’honteuse. Pourtant nous comprenons cette âme en peine, nous admettons ses sentiments car nous les partageons.
Yukisada réussit donc un pari. Celui d’adapter une œuvre qui, en surface, est une simple histoire d’amour comme il en existe tant. L’histoire de jeunes adultes dont la substance de leurs êtres les brûle et les perd.


Mais Yukisada, pour notre grand bonheur, ne signe pas seulement une adaptation de la trame d’une histoire. Il prend un réel parti, retire l’essence, ou dans tous les cas met en lumière l’une des facettes d’un roman abordant de trop nombreux sujets pour pouvoir être adapté en un seul film. Il reproduit cette histoire sous un biais véritablement cinématographique, traduisant en image l’impression d’estampe que l’on a lorsque l’on lit le livre. Une histoire en dehors du temps, ou dans un temps cyclique, perdu au milieu de la réalité d’une époque tourmentée, rythmé aux couleurs des différentes saisons.


Nous n’avons d’autre choix que de subir sans pour autant lâcher l’espoir d’une heureuse issue. C’est un petit tour de force que de faire croire à un autre « possible » quand bien même tous les évènements prouvent l’irrévocable fatalité. Yukisada, en somme, réussit à nous faire ressentir l’espoir vain de Kiyoaki. Cette envie désespérée de croire, le conduisant jusqu’à un comportement véritablement pitoyable et gênant. Tout comme Mishima le fait admirablement le long de sa tétralogie, Yukisada réussit à mettre le spectateur en face de ses propres sentiments, en confrontation permanente.


C’est un pari réussi car le roman de Mishima est d’une infinie complexité. C’est un pari réussi au niveau de l’image. Le mouvement perpétuel très frappant, l’image chaude du début, le tableau d’une noblesse heureuse au commencement de cette ère Taisho riche en symboles pour le Japon. Puis la froideur qui peu à peu s’installe et recouvre le tout d’une fine pellicule, œuvrant à l’image de la pneumonie du héros : une époque qui tousse, peu à peu meurt malgré ce renouveau, qui n’est finalement qu’éphémère, que flash. Mais cette éphéméride n’est pas révoquée pour toujours. Les espoirs renaitront, les passions continueront, sous d’autres formes, d’autres aspects, à d’autres époques. C’est le cycle du Samsara. L’être humain est un tonneau de danaïde, profond (forcément) et tourmenté.


Au final, Spring Snow est un film touchant, beau et implacable. Un film d’une rare pudeur, mais dévoilant néanmoins de nombreux tourments touchant chacun des personnages mis en scène. Un film d’une grande subtilité, totalement maitrisé, auquel il manque peut être le « baroque » propre à Mishima pour être proche d’une certaine idée de la perfection. En somme, un film rare, peut-être un peu long, peut-être investi de trop sensibleries pour certains. Néanmoins, il est bien éloigné des visions fantaisistes et limite hilarantes des histoires d’amour que peuvent seriner les K-drama ou autres. Un film bien, quoi

batche
8
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le 6 déc. 2019

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batche

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