Solaris d’Andreï Tarkovski n’est pas un chef-d’œuvre. Renié par son auteur même qui l’accuse d’être trop imprégné d’une technologie qu’il rejette, le film semblait dès sa genèse un enfant peu désiré, son créateur se trouvant lassé dès la première année de gestation et de plus en plus dégoûté au fil des mois. Souvent comparé à 2001, l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick, parfois pour le complimenter, d’autres fois pour le descendre, Solaris a été dès sa sortie mis en parallèle de force, et si le film est loin d’avoir été haï comme le prouve son prix à Cannes en 1972, il demeure bien moins ancré dans les mémoires que son némésis américain, comme s’il ne possédait pas cette même perfection outrageuse qui rend amoureux n’importe quel cinéphile. A première vue, Solaris semble bancal, laborieux, il se déploie durant presque trois heures comme une fresque tremblante, incertaine. La première partie gonflée du témoignage en noir et blanc d’un pilote revenu il y a longtemps de l’étrange planète océan, paraît toujours trop longue, trop verbeuse, trop terre à terre (paradoxal pour un film s’adressant à l’espace) et l’attente jusqu’à la station peut susciter un certain ennui. Une fois dans l’espace, les événements s’enchaînent étrangement voire même péniblement, les dialogues s’étendent toujours trop. La maison des étoiles pleine de pièces vides, de couloirs circulaires infinis, apparaît comme trop étroite pour tous ce que Tarkovski cherche à y déposer. Les références littéraires à Tolstoï, Dostoïevski, Apollinaire s’additionnent maladroitement et les réflexions sur l’humain, la culpabilité, l’amour s’entremêlent dans quelques phrases, dans quelques plans, déstructurées et branlantes. Ce sont tous ces éléments, toutes ces petites imperfections qui font de Solaris le grand film malade de son auteur, l’œuvre magnifiquement monstrueuse, énorme et minuscule, parfaitement imparfaite, et dès lors la plus belle, la plus touchante, la plus significative.


Solaris semble être le point de départ d’un tournant dans la filmographie de Tarkovski. Y apparaît pour la première fois son héros aux quelques cheveux blancs sous les traits du personnage de Kelvin, celui qui commencera la longue quête pleine de doutes que ses frères le Stalker (Stalker) et Gortchakov (Nostalghia) poursuivront ensuite jusqu’à l’accomplissement du père à l’entière chevelure albâtre, Alexander dans Le Sacrifice. Kelvin est le premier élu, tatoué des doigts divins sur son crâne, à réfléchir à l’humanité dans son entièreté. Dans Solaris, le scénario assume avec beaucoup de lucidité que la quête de l’espace n’est pas une quête de l’autre et ne l’a jamais été, au contraire, si l’homme cherche à s’éloigner, à briser des horizons inconnus, c’est bien à la recherche de lui-même. L’humain est sans cesse empêtré dans une quête existentielle sans réponse, il veut trouver les limites de son empathie, de son attachement à sa terre, de sa nature profonde. La planète Solaris qui n’est qu’un énorme océan vivant rappelle par ses blanches nervures en spirale, le cerveau même de l’homme, cet organe mystérieux, incompréhensible, dont les capacités intelligentes paraissent relever du divin par leur perfection totale. Kelvin se retrouve métaphoriquement noyé dans ce lourd liquide lucide pour se confronter à lui-même et à l’humanité entière. C’est par le cruel prisme de la honte que vont s’acheminer ses méditations essentielles et insolubles. La femme du héros le visite dès son arrivé dans la station, cette femme qu’il n’a jamais pu aimer de son vivant et qui s’est suicidée à cause de son indifférence et de son inconscience. Tiraillé par son angoisse, il se surprend à aimer son reflet illusoire follement et douloureusement alors même qu’elle le renvoie à son abjection humaine. L’actrice choisie pour le rôle de Harie, Natalia Bondartchouk a le physique parfait. Sur certains plans, elle apparaît comme sublime, dans d’autres comme légèrement monstrueuse, ses traits originaux emprunts d’une inquiétante étrangeté. Elle est à l’image du film et de l’histoire, insaisissable, terriblement somptueuse, et splendidement terrifiante. Elle cristallise en elle la honte pure du personnage. Son indifférence l’a tuée, et il se voit torturé indéfiniment cherchant maintenant à aimer l’humanité entière. Est-il possible de se représenter l’humanité comme telle et l’adorer, la choyer, l’aimer ? Cette question inocule le cinéma de Tarkovski qui semble désespérément vouloir sauver l’humanité et vouloir l’aimer sans sélection, sans discrimination. Solaris est dès lors teinté du plus sincère des humanismes, un humanisme débordant de générosité, mais blessé de se savoir impossible. Comme le personnage dont on apprend le suicide dès l’arrivée dans la station, il tatoue des pulsions de morts dans chacun de ses films tiraillé par une honte immense et indicible.


C’est par le souvenir que le réalisateur comme le personnage trouve son repos. Le passé comme ville de douceur et d’amour est ce qui habite son cinéma nostalgique. C’est pourquoi Kelvin transporte avec lui un petit film tourné par son père qui dévoile quelques instants de son enfance, des jeux dans la neige, un énorme chien fidèle, une mère silencieuse et belle, un petit brasier réchauffant. Tarkovski voulait construire ce petit éclat de souvenir comme un poème ce qui justifie l’orgue de Jean-Sébastien Bach qui chante, ce qui explique l’aspect fragmentaire et imagé du moment. Confronté à un présent décharné, terrifiant, honteux, l’homme ne peut que vouloir retourner dans son histoire. C’est ce que signifie cette fin, aussi tragique que magnifique. Dans cette maison où il pleut entourée de la calme nature à la figure humaine (ces plantes ondulant dans l’eau rappellent évidemment une chevelure de femme) à la vision de son père, le héros obtient par l’hallucination l’absolution. Cette fin est amère, désabusée, Tarkovski démontre l’échec de son personnage qui n’a pu sauver l’humanité parce qu’il se voit enfermé pour toujours dans cette terrible planète, tourmenté par ses souvenirs réconfortants. Un nihilisme poignant se dégage de Solaris plus fortement que de ses autres films qui croient encore en la réparation, qui croient encore à l’immortalité de l’humain. Ici, Tarkovski tâtonne et désespère. Et c’est cette fatalité, cet abandon forcé qui fait de ce dernier plan, ce célèbre travelling vers le ciel dévoilant la défaite entière du film, du personnage, du réalisateur, un moment terrifiant, crispant, prenant, qui atteint les sphères d’un temps sacré où la beauté se mêle au cauchemardesque, où la chute de l’humain est exhibée par un regard du ciel.


Solaris d’Andreï Tarkovski est un film agonisant. Il est le témoin de l’insécurité de son auteur qui cherche par la forme à atteindre une pure beauté, avec une caméra parfois épaule unique dans son cinéma qui zoome sur de doux détails humains, une oreille, un dos, une main, et qui suit les personnages pour capter chaque instant espérant en trouver un magnifique. Solaris est le brouillon sublime d’un humanisme gigantesque et par là-même il parait si généreux si désireux de bien faire et contient des réflexions déstructurées plus importantes et ambitieuses que tout ce qui suivra. Il est un film immense, essentiel à la carrière de son auteur, essentiel au cinéma, il expérimente, il recherche. C’est un film funambule qui avance doucement, dans un équilibre précaire – toujours à ça de chuter et s’éclater dans l’ennui absolu, dans l’obscurité prétentieuse – mais qui atteint par le danger, par l’incertitude, une poésie touchante et fragile, une beauté inégalable. Solaris d’Andreï Tarkovski est en réalité un chef-d’œuvre accidentel et de ce fait un film parfaitement unique où chaque irrégularité incontrôlée le plonge un peu plus dans son infinité.

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