« Razumov, sous les yeux de l’occident » est une très belle découverte, présenté au public en 1936, il se démarque, par sa forme, des productions d’alors. En effet, Marc Allégret aux commandes apporte grand soin à sa mise en scène qu’il souhaite aussi intense que le terrible récit de ce jeune homme au destin tourmenté.


Et, il est important de le souligner, le scénario est particulièrement brillant. Il s’agit d’une adaptation d’un roman éponyme de Joseph Conrad, dont Jan Lustig et Hans Wilhelm en tire la quintessence pour lui donner une dimension hautement dramatique et tendue, celle d’un film d’espionnage dont on retrouve plusieurs éléments (la trame bien sur, mais aussi les compromis, les rendez-vous mystérieux, le poids de l’autorité…).


Razumov, jeune étudiant slave (contrairement au roman où il était étudiant russe, sa nationalité est ici fictive, diplomatie oblige pour ne pas froisser de sensibilités un an après le Traité d’assistance mutuelle Franco-Russe ?) est orphelin ou presque, il termine brillamment ses études, aux fruits d’efforts considérables quand un évènement inattendu survient. Heldin (joué par une très jeune Jean-Louis Barrault tout en fièvre dans un rôle court mais vital), un de ses anciens camarades d’université et révolutionnaire en herbe a trouvé refuge chez lui après avoir assassiné le 1er ministre. La belle destinée en marche de Razumov, si durement acquise, va être compromise par une série d’évènements auxquels il va être associé à son insu. Je ne dévoilerai pas plus l’intrigue, elle est à découvrir.


C’est autour de ce personnage kafkaïen que l’intrigue est montée. Pierre Fresnay incarne Razumov et trouve un rôle à sa démesure d’acteur. Qui mieux que lui pouvait nous faire ressentir par son jeu toute l’ambigüité de ce jeune homme rongé autant par l’ambition (besoin de reconnaissance) que le remords et pour qui « la fatalité s’est glissée un soir dans sa chambre » ? Il tient sans doute là un de ses meilleurs rôles (avec « Le corbeau » bien évidemment).
Marc Allégret a d’ailleurs su s’entourer, son casting est irréprochable, et l’équipe technique très solide, Eugène Lourié (décorateur de Renoir mais aussi Gance « Napoléon » ou de Sam Fuller pour « Shock corridor ») qui arrive à faire oublier les extérieurs tournés en studio, Michel Kelber à la photo (a souvent collaboré avec Lherbier, mais aussi Siodmak) et ses éclairages très « films noirs », ou encore George Auric (« La belle te la bête », « Lola Montes ») dont la partition sobre et élégante enveloppe pourtant chaque moment clé. Seul le montage pêche un peu par ses coupes abruptes et sèches.


Si les acteurs (Michel Simon parfait dans un rôle à contre emploi, Pierre Renoir...) et la technique contribuent à la réussite du film ; l’intelligence du projet est mise en valeur par le réalisateur lui-même. L’ambiance, qu’il donne à cette sombre histoire de trahison s’éloigne de l’aura Conrad, il filme avec inventivité et modernité, ses cadres sont recherchés (le plan séquence des retrouvailles entre Razumov et Heldin, puis le face à face étonnent, de même l’utilisation da la cage d’escalier dont la perspective évolue selon l’humeur de Razumov, la scène de la gare, le final…) et la tonalité générale tient plus d’un film américain d’alors que d’une production française.


Patrick Brion souligne que la fin souhaitée par Allégret était différente (Razumov devenu sourd suite à un pugilat avec Nikita, devait mourir écrasé par un tramway), beaucoup trop surréaliste pour la production, elle l'a voulu autrement. Il est vrai que cela aurait sans doute placé le film (déjà très bon) au rang des films incontournables et intemporels…


La filmo de Marc Allegret compte plus de nanars que de chefs d’œuvre, « Sous les yeux de l’occident » est donc une bonne raison de redécouvrir son talent !

Fritz_Langueur
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le 20 oct. 2015

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Fritz Langueur

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